Deux ans de vie à la rue
- 26 juil. 2018
- Par Juliette Keating
- Blog : Le blog de Juliette Keating

Deux ans.
28 juillet 2016 : quinze familles sont expulsées du local industriel désaffecté dans lequel elles vivaient depuis six ans, boulevard de la Boissière à Montreuil. Le bâtiment est aussitôt démoli. Une cinquantaine d’hommes, de femmes et d’enfants, dont certains n’ont que quelques mois, se retrouvent soudain à la rue. Cinquante personnes, parmi les dix mille Roms expulsés de leurs habitations précaires en France en 2016. Une vingtaine d’enfants. Léo avait exactement trois mois et douze jours quand a commencé sa vie à la rue.

28 juillet 2018 : deux ans plus tard, derrière les palissades du boulevard de la Boissière, les herbes ont poussé haut entre les gravas. L’expulsion a produit des familles sans domicile et un terrain vague. Le vide plutôt qu’un abri pour les familles que l’on laisse à la rue. Les mètres carrés constructibles valent cher, de plus en plus cher dans cette ville de la petite ceinture hérissée de grues où, à la fin, c’est toujours le béton qui

Le béton frais ne reloge pas les familles sans abri. Il pourrait : il l’a fait dans le passé, à Nanterre, à Champigny ou Gennevilliers. Mais c’était une autre époque, celle où l’on se préoccupait du logement social parce qu’il effaçait les bidonvilles sans effacer les populations. Aujourd’hui, non. Le Grand Paris repousse les pauvres. Plus loin, toujours plus loin. En désenclavant le quartier de la Boissière grâce au prolongement du métro et du tramway, le Grand Paris fait exploser le prix du mètre carré dans cette partie de la ville. Les familles avaient été logées par la maire précédente dans ce bâtiment industriel vacant, avec une convention d’occupation précaire de quelques mois. Elles y sont restées six ans. Mais la mairie actuelle leur fait comprendre qu’elles doivent partir, c’est-à-dire disparaître de l’espace de la ville. Et la Préfecture, quand ça lui prend, passe distribuer une poignée d’inutiles et humiliantes Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF).

On me dit que des milliers de gens rêvent d’habiter à Montreuil. Et l’on prononce, en guise d’argument définitif, le nombre merveilleux des demandes de logement social en attente d’une réponse positive. Alors pour ces cinquante pauvres-là, ma pauvre, faut pas rêver ! La gentrification des anciennes communes populaires, le pousse-toi-d’là-que-je-m’y-mette de la bourgeoisie sur les territoires des moins riches, se fait à coup de boutoir dans les têtes. Il n’y a pas d’autre alternative que de laisser le fric l’emporter avec le béton, partout, tout le temps, car le fric est le plus fort, partout, tout le temps. C’est comme ça : un logement en proche banlieue est un privilège de riches depuis qu’habiter sur Paris est devenu un privilège de très riches. Et la mixité sociale, la diversité, ne sont plus que des arguments de vente pour promoteurs à la recherche de Bobos solvables ayant le goût de l’exotisme, des guinguettes associatives et de la construction éco-responsable avec toits végétalisés. Quand tous les espaces verts auront été dévorés par la spéculation immobilière, quand tous les squatteurs auront été virés de force, même en toute illégalité, quand les locataires peu fortunés auront été contraints au départ, Montreuil ne sera plus Montreuil mais qu’importe : on entretiendra le mythe par des expositions sur les chibani et des festivals d’art engagé, on organisera dans l’entre-soi de chouettes concerts de jazz manouche en souvenir des Roms qui ont vécu ici, pendant des décennies. On fera de beaux livres sur la culture des tsiganes de Montreuil, « intimement liés à l’histoire de la ville ». Où sont-ils maintenant ? Tout le monde s’en tape : musique !

Deux ans.
Deux ans de vie à la rue.
Il paraît que c’était pour leur bien, l’évacuation urgente de ce local jugé insalubre et dangereux après un incendie. Le maire a pris un arrêté de péril imminent, la préfecture a expulsé. Aucun relogement n’a été anticipé, à peine quelques propositions d’hébergement d’urgence inadaptées

Elles ne sont pas les seules, ces familles-là, qui vivent comme elles peuvent, à la rue. Dans des voitures, dans des camionnettes, sous la tente, en hôtel, ballottés ici et là. 30 000 enfants en 2012, selon l’INSEE. Trente mille enfants sans domicile fixe en France en 2012. Et six ans plus tard ? Combien d’enfants grandissent aujourd’hui dans nos rues ? Plutôt que de loger les sans abri, on se met à imaginer des frigos installés sur les trottoirs ou des consignes pour entreposer les affaires des SDF. Rendre la rue habitable ? Même pour les familles et les enfants ? Ce retour en arrière considérable, la réapparition des « enfants des rues », réalité que l’on croyait engloutie avec les deux siècles précédents, nous nous habituons à le considérer, sinon normal, malheureux mais inévitable. Avec en plus, pour les Roms, l’idée reçue que cette vie-là, c’est dans leur culture. La misère comme culture, il fallait le trouver ! Et pourquoi pas dans leur ADN ? La prétendue culture rom est un grand fourre-tout dans laquelle les non-roms mettent ce qui les arrange, sans égard pour la vraie culture rom qui ne les intéresse pas.


Ce sont majoritairement des enfants nés de parents étrangers, notent les statistiques. Suivez mon regard, disent certains commentateurs qui en toute saison tendent leur micro aux extrêmes droites. Le racisme assumé comme solution au mal logement des enfants ? On y pense, un peu partout en Europe. La déportation pour solution finale, ça rappelle encore quelque chose aux vieux de la vieille, mais les anciens disparaîtront avec leur mémoire, ce n’est qu’une question de temps. Tandis qu’en Méditerranée se noient par milliers les étrangers fuyant la guerre, sur les réseaux sociaux on en appelle à l’extermination des Roms, sans trop risquer d’autre sanction qu’une suspension provisoire de son compte et encore faut-il avoir été signalé par les rares internautes que ce type de propos choque. Et quand ces tweets rageurs, ces appels à la haine sont publiquement dénoncés, il y en a pour reprocher au dénonciateur de faire de la publicité à l’antitsiganisme. Ainsi, il faudrait se taire ?

En écrivant régulièrement, depuis deux ans, sur les familles roms de la Boissière, au point de lasser par tant de répétitions, de ressassement maniaque d’une réalité immobile, engluée dans une ornière profonde comme un gouffre, est-ce que je les aide ? Est-ce que je les dessers ? Il vaudrait peut-être mieux qu’elles s’effacent de l’espace médiatique, ne plus en parler, pour ne pas attirer l’attention et donc la répression. On entend cela, parfois, que c’est à cause des quelques personnes solidaires ou des associations qui protestent contre les conditions de vie inacceptables, que les campements sont évacués. On voit le tour de passe-passe, conduisant les familles roms à toujours plus se cacher, à se méfier de tous, à refuser toute aide et se terrer à l’écart du reste de la population.

« Mon vœu est de parler avec autant de soin et d'aussi près de ce qui est vrai que j'en suis capable » se promettait James Agee en décrivant les paysans misérables de l’Ouest américain pendant la crise des années 1930, « je ferai le peu qui est en mon pouvoir en écrivant. Seulement ce sera très peu. Les capacités me manquent et si je les avais, vous ne vous approcheriez pas du tout du résultat. Car vous ne pourriez guère continuer à vivre si vous vous en approchiez. » Sans le talent d’Agee, je fais miennes ses déclarations. Le silence tue, comme la vie à la rue.

Deux ans.
Alors, quoi de neuf depuis tout ce temps ?
Qu’est-ce qu’ils deviennent donc nos amis roms ? Hein ?
Ah non, c’est pas la grande forme. Pas du tout.

C’est comme un puzzle. On se dit : voilà les pièces en vrac, en les assemblant patiemment on obtiendra un joli résultat. On contemplera une belle image : le panorama grandiose de « l’insertion » à la française. On verra la République, on verra l’Égalité et ses copines la Liberté et la Fraternité, toutes ces belles valeurs de la France. Parce que les Roms de Roumanie ne sont pas les premiers immigrés à s’installer ici, alors il n’y a pas de raison qu’au bout de toutes ces années ces familles-là soient encore dans la rue ! On a ses naïvetés. Et l’on se met à la recherche des bonnes pièces : la santé, l’école, les aides sociales, le travail, le logement... Hélas, le jeu est truqué : rien ne colle et c’est l’horrible image de l’exclusion qui toujours grimace sur ce puzzle maudit.

Cela fera bientôt huit mois que Luminita et Mihai ont déposé leur demande d’Aide Médicale d’Etat. Huit mois d’aller-retour de courriers avec la CPAM, d’exigence répétée de documents, dont le détail ennuierait les lecteurs mais que résume facilement l’adjectif « kafkaïen ». Face à face impossible, les agents de l’AME ne sont joignables que par lettres ou par mail. De l’écrit, toujours de l’écrit, à destination d’une population


Quand les enfants sont malades, leur maman les emmène aux urgences et elle ressort avec une ordonnance : il faut payer les médicaments. Comment ? Pas avec les allocations familiales, en tout cas. Le dossier CAF a vite été classé « prestations sans droit » pour cause d’absence de titre de séjour qu’ils n’ont pas à avoir, étant citoyens européens. Alors avec les revenus du travail des parents ? Oui, mais ces revenus sont d’autant plus modestes que la police fait la guerre aux biffins et détruit avec une régularité admirable les marchandises de récupération glanées dans les rues avant même qu’ils aient pu les revendre pour une poignée d’euros sur le marché aux puces, parce qu’il paraît que c’est illégal. Dégoter un travail salarié ? Pas facile, il suffit de se documenter sur les discriminations que les Roms subissent dans leur accès à l’emploi pour s’en convaincre. Alors, la manche ? C’est pas beau de mendier, surtout avec les enfants, ça heurte la sensibilité des petit-bourgeois. Des médicaments pour l’un ou un repas pour tous ? Voilà le genre de choix auxquels sont confrontés des parents pauvres. Alors ? La santé se dégrade, les dents, les bronchites ne sont pas soignées et si aucun Rom ne porte jamais de lunettes c’est certainement parce qu’ils ont tous de très bons yeux. Alors, on pourra encore longtemps se faire plaisir en reprochant aux familles roms de ne rien faire pour « s’intégrer».

Deux ans de vie à la rue.
Les écoliers qui ont fait la rentrée en septembre 2016, tandis que leurs familles vivaient sous des tentes casées derrière le théâtre de Montreuil, sont déscolarisés ou fréquentent l’école ou le collège très irrégulièrement. Les timides volontés de rescolarisation s’épuisent vite quand on vit à

Angela n’en peut plus de faire la manche, elle demande si elle ne pourrait pas avoir une petite allocation, pour que ça s’arrête cette vie-là ou au moins que la pression soit moins forte. Mais tout se conjugue pour qu’Angela et les autres femmes restent consignées à la manche, avec leurs filles, dans la poussière et sous le regard accusateur des gens honnêtes. Pendant combien de générations encore ?

Donc, ça ne change pas. Les vieux meurent au pays et les enfants naissent ici, mais il n’est pas certain que ces enfants connaîtront une vie tellement meilleure que celle de leurs parents parce que tout est fait pour que ça ne marche pas, pour décourager les familles et les contraindre à repartir. Mais les familles sont toujours là, car elles n’ont pas le choix : la misère et la discrimination, là-bas, sont encore bien pires qu’ici. Obtenir un logement social, le seul moyen vraiment efficace pour que leur situation s’améliore, les obligerait à passer par toutes les étapes longues et difficiles d’un programme « d’intégration » qui comprend des dispositifs aussi inopérants que coûteux : hébergements provisoires pendant des années ou villages d’insertion. Ces bidules à « résorber les bidonvilles » font vivre pas mal de gens, il y a des subventions à la clé, mais on voit bien que les campements se reconstituent toujours, avec les mêmes familles déjà maintes fois expulsées, qui n’ont aucune envie de subir la surveillance pointilleuse et le contrôle social que ces dispositifs leur imposent. Et pourquoi, d’ailleurs, l’accepteraient-elles ? Au nom de quoi ? Qui voudrait vivre dans un village d’insertion coupé du reste de la population, et dont les règlements ressemblent à ceux d’un camp d’internement ?

Les municipalités fourguent le problème de « l’insertion » à une poignée d’associations peut-être bien intentionnées mais qui n’ont pas les moyens de faire mieux que d’appliquer leur onguent de bonnes actions sur une jambe de bois. Contre une part du budget municipal qu’elles


Alors les familles de Montreuil comme celles d’ailleurs, fuient les hébergements d’urgence, les petites chambres d’hôtel invivables avec les enfants puisqu’on ne peut y cuisiner, financées par le 115 qui engraisse sur les deniers publics des marchands de sommeil officiels. Cela permet à la mairie de clamer très fort, à l’intention de son électorat, que les Roms ont refusé les « relogements » généreusement proposés : le jeu

Deux ans de vie à la rue, en bas des tours HLM peu à peu rénovées. Et le vaste cimetière s’étend, derrière le mur à claire-voix, métaphore de terre et de marbre : dans ce monde que l’on fait aux Roms, seuls les morts reposent en paix.






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