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Billet de blog 27 février 2017

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Jeunes en 2017 (6) : Enzo

Chaque semaine, et pendant un an, une petite histoire de la vraie vie d'un jeune en 2017. Aujourd'hui, Enzo fait une place à sa grand-mère.

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Illustration 1
(détail) © Béatrice Boubé

Il ouvre les yeux, juste à temps pour éteindre l'alarme avant qu'elle ne se déclenche. Dans le noir, Enzo écoute la respiration régulière de son petit frère endormi sur le lit près du sien. Il est le premier levé chaque jour et malgré la fatigue pesant sur ses épaules comme un carcan de fer, Enzo ne sera pas en retard au collège. Le sommier grince dans la chambre d'à côté. C'était la sienne jusqu'au dimanche 30 octobre, jusqu'à cette nuit où il n'a pas dormi.

Il se souvient que les cloches de l'église avaient sonné. En rentrant de chez son père en fin d'après-midi, il s'était installé dans sa chambre pour en finir avec ses devoirs d'Histoire, saoulé par le vacarme des cloches. Au salon, son petit frère jouait à Fifa sur la PS3 branchée sur la télé : Enzo entendait ses exclamations pour un but marqué ou raté. Leur mère s'activait dans la cuisine proche. Mais à cause du bruit de l'eau ou du choc des casseroles contre l'évier, elle n'avait pas entendu la sonnerie du téléphone. En râlant contre son frère qui n'avait pas bougé, Enzo avait décroché : une dame inquiète demandait des nouvelles de sa grand-mère. Sa mère était accouru en se séchant les mains dans un torchon, Enzo lui avait passé l'appareil et s'était attardé au salon, suivant la course saccadée des footballeurs sur l'écran de la télé.

Au téléphone, la mère d'Enzo ne comprenait pas. Elle venait de laisser sa mère rentrer chez elle après leur promenade. Elle l'avait quittée comme tous les dimanches : « Non, elle ne m'a rien dit. » Elle s'était retournée vers Enzo, « appelle Mamie sur son portable ! » Mais sa grand-mère n'avait pas répondu. Sa mère avait remercié la dame et raccroché, le visage très pâle. Toute la soirée, et une partie de la nuit, la mère d'Enzo avait téléphoné partout, avait cherché sa mère dans les rues, dans les bistrots qui fermaient les uns après les autres, dans la galerie commerciale déserte, dans la gare du RER. Enzo avait attendu à la maison, pour garder son petit frère, et n'avait pas dormi. Le matin, alors que sa mère allait appeler la police, un voisin avait retrouvé la grand-mère dans un café. La mère d'Enzo l'avait ramenée chez eux.

Deux jours avant la trêve hivernale, alors que la grand-mère était sortie faire ses courses et acheter du pain, le propriétaire avait discrètement fait changer la serrure de la porte de l'appartement dont elle ne payait plus le loyer depuis que son aide au logement avait baissé de cent euros, sans explication. « Je ne voulais pas t'inquiéter, tu as assez de soucis comme ça, seule avec deux garçons », avait expliqué la grand-mère qui avait raconté aux voisins qu'elle partait s'installer chez sa fille. Toute la nuit, elle avait marché, marché, marché dans le froid.

Enzo sort sans bruit de la chambre de son frère. Sa mère dort encore sur le canapé-lit du salon. Le petit appartement est tout encombré des meubles de la grand-mère, qu'après beaucoup de discussions elles ont réussi à récupérer. Enzo dévore ses céréales debout dans la cuisine en regardant par la fenêtre le ciel s'éclaircir autour du clocher de l'église.

Dessin de Béatrice Boubé

Illustration 2
© Béatrice Boubé

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