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                    Il pleut et le bitume lisse cède la place aux pavés gras, luisant sous les lampadaires. Quentin ralentit, la vue brouillée par l'eau qui lui coule dans les yeux. Il sent la sueur s'insinuer sous le casque et tremper ses cheveux. La circulation est moins dense à vingt-deux heures, mais les phares des voitures qui déboulent aux carrefours l'effraient : il est fatigué. Son fixie léger, maniable, rapide, dérape quand il freine dans les flaques : alors les bandes réfléchissantes, les marquages des passages piéton se transforment en patinoires. La peur de la chute crispe ses mains sur le guidon mais Quentin accélère dans l'avenue dégagée. Allez, la dernière! se promet-il. Il pense à sa belle qui l'attend, à ses bras chauds, à son ventre qui jour après jour s'arrondit : son sourire le console de tout.
La pluie redouble, frappe le coupe-vent et le sac volumineux qu'il porte sur son dos. Il devrait s'arrêter, attendre l'accalmie sous cet abribus dépeuplé. Pas le temps. La pluie incessante à déjà trop réduit le nombre de ses courses. Il sait qu'il y a d'autres riders, des centaines de coursiers à vélo et des maillots jaunes bien plus performants que lui. Quentin appuie fort sur les pédales, il est en retard : le restaurateur lui a fait attendre la commande et le chrono tourne et le client s'impatiente et la pluie noie tout devant lui. Jamais, il n'aurait cru que les hamburgers pesaient si lourd.
Il y a deux ans, il était encore étudiant et passionné de vélo. Être payé à pratiquer son sport favori, ça lui allait bien, lui qui n'avait pas peur des kilomètres. Il pouvait organiser son emploi du temps librement : les cours puis les courses. Les week-ends, il améliorait son quotidien de la semaine par trois soirées de boulot bonifiées. Il se sentait en pleine forme. Mais une fois sa licence en poche, le chômage attendait Quentin avec la vie d'adulte. Il est aujourd'hui coursier à temps plein, autoentrepreneur pour de bon et il n'a plus la force de chercher autre chose. Les mois s'enchaînent comme les sessions de travail, ces fameux shifts qu'il multiplie, jonglant d'une plateforme l'autre pour optimiser des gains qui ne décollent plus depuis qu'ils ont supprimé les primes.
Il est nuit, qu'est-ce qu'il fait dehors sous la pluie ? Quentin guette les piétons, ombres invisibles qui surgissent et se jettent sous ses roues. Il n'a pas payé l'assurance et se le reproche en cahotant sur les pavés mouillés. S'il tombe, s'il se blesse, c'est la catastrophe : sans travailler, il ne gagne rien, il n'est pas couvert.
Le client est là, au troisième étage de cet immeuble. Quentin attrape l'antivol coincé dans sa ceinture. Il a dix heures de vélo dans les jambes, soixante bornes. Ce n'est pas suffisant. Une voix intérieure, pourtant, lui conseille d'aller retrouver sa belle. Mais à peine les cinq hamburgers livrés, un message s'affiche sur l'écran de son smartphone : « j'ai une course pour toi », l'informe l'administrateur.
Quentin enfourche son vélo. La pluie s'est atténuée. Sa belle, sûrement, dort déjà. Allez, il peut encore la faire celle-là. Mais c'est sûr : la dernière.
Dessin de Béatrice Boubé
 
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