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Billet de blog 27 octobre 2016

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Montreuil. Familles Roms expulsées: sans fiche de paye

Alors, les familles Roms ? Elles en sont où depuis les OQTF ? Les gens sont curieux, ils viennent aux renseignements.

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Illustration 1
Montreuil, 17 octobre 2016 © Gilles Walusinski

Alors, les familles Roms ? Elles en sont où depuis les OQTF ? Les gens sont curieux, ils viennent aux renseignements.

Le savent-elles, où elles en sont ? Comment savoir, quand la vie quotidienne des treize familles Roms expulsées de la Boissière tourne à la routine d'une misère subie depuis si longtemps et d'une vie à la rue depuis quatre-vingt douze jours. Les enfants dorment avec leurs parents, sur le trottoir, dans les tentes groupées autour du théâtre, à l'ombre du beffroi de la mairie qui s'illumine de tricolore le soir venu. Il a plu ces derniers temps, l'air est humide mais l'appel aux dons de couvertures n'a pas été fructueux. Pourtant, à quelques jours de la trêve hivernale, ils ont déjà bien froid la nuit. Un pédiatre bénévole est venu les ausculter : rien de grave heureusement, des dents passablement abîmées et des vaccins en retard. La santé des adultes reste préoccupante mais pas moyen qu'ils aillent à l'hôpital.

Brimades inutiles, ce ne sont pas les Obligations de Quitter le Territoire Français qui empêchent de dormir. L'absurdité de l’État policier n'est plus à démontrer mais il faut encore, pour les plus fragiles, en payer le prix. Un trajet jusqu'en Roumanie pour rapporter les preuves d'une sortie du territoire dure deux jours et coûte plus d'une centaine d'euros l'aller pour un adulte, trente ou quarante pour un enfant, les bébés voyagent gratuitement. Dépense énorme quand on a si peu, mais c'est au moins l'occasion de saluer la grand-mère en s'entassant dans la maison « d'une chambre », c'est-à-dire d'une pièce, qui semble l'habitat ordinaire de la famille Rom pauvre là-bas. On fait les paquets et on attend la voiture avec chauffeur la journée durant : le jour et l'heure du départ sont incertains. Grandes embrassades. Quelques uns partent quand d'autres rentrent de l'enterrement d'un grand-père. Chacun compte ses sous.

Des sous, il y en a si peu, tellement peu que les banques n'en veulent pas. Quand Manu se présente au guichet pour demander l'ouverture d'un compte courant, l'employé le fixe et lui réclame des fiches de paye. Je rétorque qu'il n'a pas besoin de fiches de paye pour ouvrir un compte. Pas de chance : dans cette agence, il en faut justement des fiches de paye. Allez voir ailleurs. Trois essais, trois refus avec, à chaque fois, le même regard de défiance immédiate posé sur ce jeune homme de dix-neuf ans, le même air navré devant la carte d'identité roumaine (vous n'avez pas de passeport?), le même geste de la tête qui dit non. Disposer d'un compte bancaire est un droit pour toute personne vivant en France, sauf pour les précaires, sauf pour les Roms ?

Le père de Manu est mécano. Quand j'arrive au garage improvisé pour lui rappeler son rendez-vous à la plateforme régionale d'accueil, d'information, d'orientation et de suivi (AIOS), cette « "main tendue", incarnation du principe républicain de fraternité », censée « offrir à tous les habitants des campements qui le souhaitent une chance de s'insérer dans la société française », il a du cambouis jusqu'aux oreilles et la bagnole de sous laquelle il sort a les tripes à l'air. Le moteur attendra, et le client aussi puisqu'il faut aller jusqu'à Saint-Denis tenter sa chance de s'insérer et de trouver un logement. Nous partons en petite délégation, le père, un des fistons, le copain qui a prêté la voiture et le copain du copain sans oublier le gros dossier où sont rangés tous les papiers. Les conversations d'habitacle parlent d'appartements trop exigus, de fric rare et de patrons grippe-sous : celui-ci, il veut tout se mettre dans la poche ! Et l'autre a payé en matériel : tout un bazar de fils électriques et de bidules au lieu de l'argent promis. C'est pas bon, ça !

La plateforme AIOS, gérée par l'entreprise Adoma, est un bureau étroit au rez-de-chaussée d'un foyer. Grosse affluence dans la cour, dans le hall, dans le couloir : ça bourdonne, ça va, ça vient, ça parle en romani puisque c'est spécialisé pour les Roms et que des destructions de campements viennent d'avoir lieu à Saint-Ouen ou à Pierrefitte. Des dames sont assises là depuis le matin, elles racontent qu'elles dorment dans la voiture. Elles racontent l'hôtel pour trois ou quatre nuits et puis rien. Les gamins défilent dans la petite pièce d'attente. Ils sont préposés au téléphone et l'on entend une musique lancinante sourdre d'une de leurs poches : … vous êtes bien au 115 de Seine-saint-Denis, nous nous efforçons d'écourter votre attente.... Les dames agacées les chassent avec la consigne de ne revenir que si, par miracle, une voix décroche. Les conversations reprennent : vous savez qu'en Amérique on se gagne des cinq cents ou même six cents dollars en faisant la manche seulement quelques heures ? Mais c'est si loin l'Amérique.

Les employées de la plateforme AIOS sont désolées de devoir faire attendre, mais on les excuse vite : la surcharge de travail est évidente. Elles expliquent que le père de Manu aurait pu rester sur son moteur en panne et envoyer sa femme, même avec les enfants c'est pas grave. Trop tard. Il s'agit du premier rendez-vous, celui où on fait le point sur les papiers, sur ce qui a été fait ou pas encore. Le père de Manu est imbattable : il a les photocopies de tout, bien en ordre dans des pochettes plastiques. Il jubile à chaque nouvelle demande en présentant le document en bonne et due forme. Les employées de la plateforme AIOS sont bilingues. Alors j'apprends mes premiers mots de roumain : fişele de plata, « fiches de paye ». Le père de Manu n'a pas de fiches de paye, il est auto-entrepreneur pour pouvoir encaisser tout de même quelques factures mais c'est pas bon ça ! Il faut des fiches de paye pour être prioritaire sur la demande de logement. Et même en ayant des fiches de paye, il faut beaucoup de patience aussi, vue la longueur de la file d'attente des gens qui souhaitent s’insérer dans la société française. Faut pas rêver, dit l'employée de la plateforme AIOS, il n'aura pas de logement comme ça. Il ne faut pas qu'il rêve, le père de Manu, c'est peut-être pour cela qu'il dort si mal. Demain matin, elle appellera le 115 pour un hôtel : voilà la main tendue.

De retour dans l'habitacle, l'ambiance est morose et le périphérique embouteillé. Il va falloir inventer un nouveau type de patron : celui qui embauche un mécanicien Rom, qui respecte le contrat de travail et ne s'en fiche pas de la paye. Il faudrait aussi inventer un nouveau type de banquier. Et un tout autre type de société. L'un des copains joue au loto depuis huit ans. Quand la chance viendra, il partira en Tunisie, il achètera une belle maison à Sousse et il y invitera le père de Manu et toute sa famille. Il y aura le soleil, la mer et la belle vie pour tout le monde quand, enfin, ça sera son tour de toucher le gros lot.

Illustration 2
Dossier complet, permanence de l'association Asphalte, Montreuil 2016 © Gilles Walusinski

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