
Agrandissement : Illustration 1

Ça l'a réveillé en sursaut, ce grondement soudain aux premières lueurs du jour. Une pluie de grosses gouttes s'est abattue sur le toit de la voiture : Livia, ensommeillée, a mis du temps à comprendre. Elle pense tout de suite à sa grande sœur qui se glisse très tôt hors de la vieille Espace rouge garée juste devant et s'en va, seule, par les rues qu'elle connaît comme sa poche : les poubelles sont pleines et personne n'est debout pour embêter celle qui les fouille à quatre heures du matin. Livia songe à sa sœur sous l'averse. Mais déjà ça s'éclaircit, le soleil monte doucement dans le ciel et la pluie cesse. Elle ouvre un peu la fenêtre : l'air frais entre dans l'habitacle qu'ils ont débarrassé des sièges pour s'y s'allonger sur des couvertures. Livia va essayer de se rendormir, elle se tourne doucement pour ne pas réveiller Florin, son mari, ni leur fils Lorenzo qui dort avec les poings fermés posés de chaque côté de la tête.
Livia ne retrouve pas le sommeil. Elle entend le frottement du balai d'Ana qui se lève avant tout le monde et commence sa journée par le ménage du trottoir : elle veut que tout soit bien propre devant sa camionnette. Livia s'inquiète pour Lorenzo, il avait de la fièvre hier et elle ne sait pas si c'est les dents qui poussent, la chaleur trop forte pour le petit de dix-huit mois, toujours dehors, ou bien s'il est malade. Elle pense à son père, hospitalisé en Roumanie pour un problème aux reins, à sa mère fragile et à sa petite sœur, la dernière, qui va avoir six ans : ils sont loin, elle les aide comme elle peut, elle voudrait les aider plus. Livia a dix-sept ans et la tête pleine de projets, pleine de soucis aussi mais c'est comme ça la vie, se répète-t-elle.
Dans cette rue à l'écart du centre-ville et des habitations, ça va. Il y a de l'eau à côté, mais seulement quand le cimetière est ouvert, sinon le robinet est beaucoup plus loin, alors les enfants y vont et reviennent avec les seaux lourds. Ici, c'est loin du paradis mais, pour l'instant, on les laisse tranquilles. La police est venue photographier les voitures rangées les unes derrières les autres le long du trottoir, leurs plaques d'immatriculation. Une dame de la mairie a relevé tous les noms, ceux des bébés aussi, qui sont presque tous nés en France et même, comme Lorenzo, dans l'hôpital de cette ville ; Livia ne sait pas comment interpréter le passage de la dame de la mairie : bon ou mauvais présage ? Y a-t-il de bons présages ? On verra, c'est la vie.
L'averse a repris : des gouttes s'introduisent dans la voiture et lui tombent sur la joue. Livia ferme la fenêtre. Lorenzo n'a pas bougé, il dort profondément. Le petit a besoin d'une douche, Livia le conduira chez Emmaüs ce matin ou bien elle demandera à une femme qui leur ouvre parfois sa porte. Il faut trouver du shampoing.
Livia espère qu'il fera moins chaud aujourd'hui. Elle espère que la manche rapportera plus qu'hier, que les passants seront moins hostiles. Elle espère que sa soeur aura trouvé des vêtements qui iront aux petits. Elle espère que Florin reviendra de sa tournée quotidienne à travers la ville, avec la poussette remplie d'objets abandonnés, à vendre au marché aux puces. Elle espère que la police ne confisquera pas les objets à vendre, les privant ainsi de revenus. Elle espère que Lorenzo n'est pas malade et qu'elle pourra le faire manger assez. Elle espère que son père sortira bientôt de l'hôpital, qu'ils viendront les rejoindre. Livia espère qu'un jour, ils auront une maison. Une maison avec un toit et de vrais murs en pierre, une maison avec une douche, une cuisine et plusieurs pièces qu'elle pourra décorer comme elle aime, une maison pour protéger Lorenzo des dangers de la rue, où il grandira à l'abri, une maison où rentrer après l'école, comme tous les enfants.
Dessin de Béatrice Boubé

Agrandissement : Illustration 2
