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Vingt ans, vingt mètres. La vie de Léa aurait pu s'arrêter là : juste avant Noël, à vingt ans. Mais à vingt mètres de l'attentat, la vie continue. C'est une pièce de monnaie, lancée en l'air par on ne sait quelle force impitoyable, qui tourne tourne tourne interminablement dans la nuit. Léa ne sait si elle doit maudire le destin d'avoir conduit ses pas, ce soir de vacances, jusque dans les travées joyeuses et animées d'un lointain marché de Noël, ou le remercier de les avoir arrêtés à vingt mètres du point d'impact du camion-bélier : à vingt ans, elle vit maintenant avec l'effroi.
À la cellule médico-psychologique de Paris, Léa croise d'autres vies qui continuent. Dans les regards, les même reflets, les mêmes ombres de celles qui ont vu le néant, de ceux qui portent en eux les images incrustées de l'horreur, y ont réchappé sans y échapper tout à fait : « C'était où pour vous ? Saint-Denis, et vous ? Berlin. » Comment sortir de cet enfermement de l'esprit, penser à autre chose ? Ça tourne tourne tourne interminablement dans sa tête.
Le renard, songe Léa. C'est le goupil, le malin. Dans la vitrine d'un antiquaire berlinois, elle l'a vu quelques heures avant de se rendre au marché de Noël : aux aguets, les poils roux, les pattes pliées, prêt à bondir, la gueule ouverte sur une langue rouge et deux rangs de dents pointues, l’œil de verre vif, l'oreille dressée. Elle a contemplé sa queue de fourrure ébouriffée. Le renard, le rusé, l'annonciateur du drame qui soudain déboule dans la vie de Léa. Enfant, elle avait déjà eu affaire à l'animal. Sur une route de campagne, il s'était jeté sous les roues de la voiture du père qui avait évité de justesse l'accident. Il était là, de nouveau sur son chemin, ce jour de décembre. Sinistre augure au pelage de feu. Depuis, l'effroi de Léa guette tout le temps, en tous lieux, le retour du renard.
Dessin Béatrice Boubé

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