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John se tient à distance, à la lisière du terrain d'herbes folles, entre l'auto-école et les hypermarchés. Il a posé pied à terre, garde la main gauche sur le guidon du vélo, les courses qu'il rapporte à sa mère bien assurées dans le panier. La pluie légère s'est arrêtée, pourtant le ciel reste couvert par-dessus les peupliers roussis qui bordent le ruisseau là-bas. Des coups de masse sur du métal résonnent, John observe les gens du cirque s'activer autour de la vaste toile jaune et rouge du chapiteau solidement épinglée au sol. Ils vont et viennent : il y a les bêtes à soigner, se dit John. Et il s'imagine porter l'énorme tas de paille à l'éléphante, les kilos de viande aux tigres dont il devine les silhouettes massives allongées dans les cages. Les lamas mâchent tranquillement leur foin non loin des poneys et John se demande où sont passés les dromadaires. Lui aussi, il aime les animaux, pourtant ce n'est pas la ménagerie qu'il préfère, mais le trapèze volant.
Hier soir, John a accompagné sa tante et ses neveux au spectacle. Ils se sont assis sur les gradins, au troisième rang. Aussitôt les yeux de John se sont levés tout en haut des portiques qui se perdaient dans l'obscurité. Il a regardé le programme : les trapézistes passaient les derniers, juste avant la parade finale. John a quinze ans, il vient d'entrer au lycée pour préparer le Bac professionnel de conduite et gestion de l'entreprise agricole. Éleveur était le métier de son grand-père, c'est celui de ses parents et sûrement le sien même si son père est toujours très inquiet pour la survie de l'exploitation familiale. John aime les bêtes et la campagne, les grandes étendues de champs qui font la Beauce. Il parait que dans certains cirques, on peut voir des numéros de vaches pie rouge qui grimpent sur de petits tabourets comme des éléphants. Mais ce ne sont pas les animaux sauvages qui l'attirent. Ni les clowns qui font rire mais font un peu peur aussi. John voudrait, au plus haut du chapiteau, les deux mains bien fermes sur la barre du trapèze, s'élancer à travers l'espace.
Voler, se lâcher et se rattraper dans l'air, défier l'apesanteur, cette force insurmontable qui lie l'humain à la terre. Musclé et pourtant léger dans un justaucorps pailleté qui ferait marrer les copains. Ils ne comprendraient rien à la magie du cirque, alors John garde son rêve secret, profondément enfoui dans sa poitrine sous sa combinaison de travail. Hier les quatre trapézistes n'avaient pas loin de son âge, même si le maquillage vieilli les visages et qu'ils étaient si loin de John, tout là-haut. L'un des garçons, il s'en souvient, se faisait appeler Alfredo. Ce sont des gitans, lui a dit sa tante mais John, au-delà des rumeurs, ne sait pas vraiment ce que cela signifie. Pendant de longues minutes, le souffle suspendu, il a rêvé d'être Alfredo. Enfant de cirque et non enfant de ferme, enfant des airs et non enfant du sol. Alfredo voltigeait et John avec lui, salto et contre-salto, demi-tour, puis tête en bas, les genoux pliés sur la barre, il rattrapait la jeune fille aux cheveux noirs et si longs, elle s'accrochait à ses mains puis repartait pour de nouvelles boucles dans l'espace. Enfin venait le salut, toutes les lumières braquées sur les quatre jeunes au sourire éclatant, qui descendaient sur la piste sous les applaudissements des spectateurs.
En quittant le cirque, John avait lorgné du côté des caravanes. Dans une semaine ils auront démonté le chapiteau. Alfredo reprendra la route avec toute la compagnie. John restera dans son village, au centre de la France. Il remonte à vélo et pédale à toute force, descend la route pentue à pleine vitesse. En fermant les yeux, il s'envole.
Dessin de Béatrice Boubé
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