Ville est un nom féminin. En français, en portugais : la ville, a cidade. La langue impose son code fasciste à la ville, cette anarchiste contrariée. Et les marchands d'érotisme facile en profitent. Filant le féminin, cette catégorie maudite, ils infligent à la ville tout un fatras d'a-priori, poncifs et métaphores éculées. La ville est femme ? Alors qu'elle soit mère ou putain !
La ville-pute fait le trottoir, elle excite le promeneur comme au peep-show. Le tourisme de masse fait de la ville-monde une maison close ; qui a du fric, choisit sa belle et ses plaisirs : hier la royale froideur d'une Copenhague, demain l'exotique Kamsar ou Taipei la moderne. Hiroshima ne manque pas de piquant, mais goûtons les délices de Lisboa, la mystérieuse, aux sept collines offertes comme autant de seins. Chair vendue de la ville mouillée sous les caresses du Tage, ruelles étroites comme des sexes de fillettes, vaste places blanches à la douceur de ventres tièdes, pubis touffus des jardins frais et luxuriants qui frisent sous l’œil ciselé des saintes matrones. On y pénètre à plusieurs. On grimpe, le nez au vent. On photographie les santas virgens et les culottes qui sèchent sur un fil tendu aux fenêtres. Un selfie devant la grande histoire et ses vieilles pierres dorées dans la lumière du crépuscule, puis on rentre à l'hôtel, secoués à l'arrière d'un tuk-tuk, ces tricycles bringuebalants conduits à toute blinde sur les pavés inégaux, comprimés dans le mythique tramway qui joue au montagnes russes dans un boucan de guimbarde. Et comme la ville-fille est bonne mère, elle nourrit de beignets de morue ou de fondants pasteis le pèlerin éreinté de tant de monts assaillis pour « avoir fait » Lisbonne. Elle lui chante de douloureux fados.
Que fait-on quand on débarque pour une huitaine dans une ville où l'on est étranger, où l'on ne connaît personne, où la conversation est impossible parce qu'on ne parle pas la langue ? On dérive, guide en main, d'un bordel commercial à un fast-food culturel avant de s'en retourner, satisfait d'avoir trouvé ce qu'on pensait trouver, repus d'images toutes faites et de spécialités. L'absence de surprise fait la réussite d'un voyage bien organisé : toute destination touristique conduit à un parc de loisirs aux joies préfabriquées. Château médiéval, tour et palais du seizième siècle, ville du dix-huitième et boutiques tendance : tout est sur le catalogue. On en a eu pour son argent, et l'on peut s'en aller butiner ailleurs puisque toutes les belles ont droit de nous charmer.
Que la grammaire nous lâche un peu les basques ! Que l'on refuse au moins de se soumettre sans mot-dire à sa conception du monde, si sagement rangée. Ne pas lire dans les méandres pentus des rues qui débouchent sur le fleuve, les courbes de la brune imposée par le mot. Lisbonne organique, vivace, n'est pas femelle : elle exalte la richesse de l'indétermination du genre. Ne pas se laisser aveugler par le miroir aux alouettes du langage, ni par les récits enchantés virant au slogan, armes de tous les bonisseurs. Mais comment, si ce n'est comprendre une ville qui se dérobe à ceux qui ne font qu'y passer, tenter d'entrevoir quelque chose sans savoir, cependant, ce que l'on cherche ?
Sous les dehors racoleurs que lui donnent les marchands de points de vue pour cartes postales en vrai, la ville ne se laisse pas forcer. Lisbonne a couvert ses rues de la cuirasse mauresque des azulejos plaqués sur les murs. Les immeubles émaillés se dressent, tels des coffres scintillants mis debout. Armure plutôt qu'invite, cette croûte de sucre glace saturée de motifs. La beauté des façades tire l’œil hors du spectacle intime que pourraient révéler les fenêtres. Même quand la trop parfaite géométrie de la céramique industrielle sent sa machine. Avec le temps, les azulejos patinés, ébréchés, incomplets, aspirent le regard vers l'intérieur. Mais la porte entrouverte au passage d'une vieille arc-boutée sur sa canne, ne laisse deviner que l'amorce d'un escalier abrupt qui se perd dans l'ombre et un petit pan de mur carrelé. Façades peintes, aussi, d'un aplat de ton vif, ou pastel. Couleurs juxtaposées des bâtiments qui se suivent, couleurs superposées des immeubles étagés sur les hauteurs : Lisbonne est polychrome en contre-plongée. Mais tout là-haut, parvenus essoufflés au sommet de l'une des sept collines, appuyés contre la balustrade du miradouro d'où la vue plonge sur la ville, on n'y voit plus que du blanc. Blancheur éclatante des constructions dans le poudroiement du soleil si proche, tâches aux nuances d'émeraude des feuillages denses aux parfum de résine, bleus multiples de l'eau là-bas, qui reflète le ciel. C'est le Brésil en face ? demande l'enfant au prénom de voyageur, fasciné par la croix immense du Cristo Rei fichée sur l'autre rive. Presque. Le Brésil, c'est juste un peu plus loin. Le gamin n'a pas le pied marin, mais le voilà prêt à prendre la mer, à s'en aller redécouvrir toutes les Indes.
L'enfant m'a demandé Lisbonne, pendant plusieurs années, revenant toujours à Lisbonne comme seule destination du voyage que nous voulions faire ensemble. Qu'est-ce qu'il imaginait de Lisbonne, lui qui ne consulte pas les guides touristiques, lui qui ne cherche pas encore à « plonger dans l'effervescence des nuits lisboètes pour dompter cette belle dame insaisissable »? Benfica, bien sûr. Estadio da Luz, la légende Eusebio, a pantera negra. L'enfant hante religieusement les stades : tous les pérégrins ont leurs mecques. Mais il y a d'autres stades, ailleurs. Alors, Lisbonne ?
Nous logeons dans un quartier qui porte le beau nom d'Alcântara ce qui, en arabe, signifie le pont. Ce n'est pas a freguesia (littéralement, une paroisse) très riche. Un quartier populaire. Conséquence de la crise, peut-être, de nombreuses pancartes "à vendre" pendouillent aux fenêtres, on achète tout un immeuble si l'on veut. Comme ailleurs dans Lisbonne, on y trouve des bâtiments décrépis dont les balcons de fer forgé s'inclinent sur leur socle de pierre qui casse par morceaux, aux vitres poussiéreuses et quelquefois brisées, aux noirs serpents de fils électriques ou de téléphone rampant sur le mur et le long des gouttières. On croit ces bâtisses condamnées, depuis longtemps évacuées, quand une femme surgit sur l'un des balconnets en équilibre pour, paisiblement, y étendre son linge. Partout dans la ville, mais un peu moins à Alcântara, on entend de ces bruits d'outils qui tapent, creusent, coupent, percent, abattent, rongent et rognent, sans lesquels il n'est pas de ville « dynamique ». C'est qu'il ne faut plus de logements pour les gens mais du typique de standing. Des bâtiments antiques où l'on brique le passé comme un sou neuf pour attirer l'investisseur esthète. Le charme authentique d'une façade à l'ancienne plaqué sur le confort moderne, et que grimpent les prix de l'immobilier ! La dame n'étendra plus longtemps son linge sur son balcon ruiné. Les anglais, les chinois ou les retraités français qui prendront sa place dans l'immeuble « revalorisé » installeront des sèche-linge dernière génération. Obscène migration des riches.
Nous contournons un échafaudage. Un ouvrier casqué sourit et lance : « bonjour, ça va ? » Je ne me savais pas une physionomie si évidemment gauloise. Mais non, c'est le gamin qui a mis son maillot du PSG.
L'immeuble, ocre rouge, matérialise l'un des angles d'un petit carrefour. Nous avons loué au deuxième. Un bar en face ferme assez tôt, il paraît qu'on y peut suivre en direct tous les matchs du Benfica. Un restaurant affiche sur sa porte une colonne de recommandations du Michelin. Deux écoles à proximité : a escola Ave Maria, et la crèche toute de rose repeinte, santa casa da misericordia. Dans notre quartier, il n'y a pas de ces petites boutiques de souvenirs tenues par des pakistanais, que l'on trouve tous les dix mètres dans les rues du centre. Mais l'épicerie Alife, où l'on achète des fruits et des légumes en cageots, tout ce qui manque et des ballons pour les enfants. J'ose écrire « notre » quartier, depuis qu'une jeune femme m'y a demandée son chemin.
Sur les trottoirs, portant cabas, à l'arrêt de bus Calvário, installés aux terrasses des nombreuses pâtisseries-restaurants ou bien assis dans la fraîcheur de la salle non loin du comptoir de verre derrière lequel les patrons servent en bavardant gâteaux et tasses de café, traversant la chaussée à petits pas, n'importe où, parmi les autos, les bus et les trams qui filent, on croise des vieux. Petites silhouettes crapahutant sur les pavés en pente pas douces, instables sur leurs trois pattes qu'elles meuvent avec précaution, l'une après l'autre, s'arrêtant pour souffler ou converser dans l'ombre secourable d'une banne.
Chants d'oiseaux en cage suspendue à un volet. Accrochés aux gardes-corps, deux ou trois petits drapeaux du Portugal laissent pâlir leur couleurs et leur sphère armillaire. Sur la salière achetée chez Lidl, un P majuscule, du rouge, du vert : made in Portugal, compro o que é nosso, j'achète ce qui est nôtre. Votez pour l'alliance communiste-écologiste, ordonnent des bannières étrangement bleues, fixées aux lampadaires. Votez pour les écologistes indépendants, rétorque une large affiche plus classiquement verte. Un politicien propret, photographié en plan poitrine, réclame d'un sourire mielleux le retour de la confiance et un mandat de député. Aux heures des repas se répand dans les rues un parfum de sardines grillées.
Alcântara, quartier tranquille, presque calme s'il n'y avait l'aéroport proche, ses charters qui traversent le ciel avec la régularité du métro et, suspendu dans les airs, l'autoroute qui mène au pont en posant ses pattes de colosse entre les immeubles rétrécis d'Alcântara. On rencontre peu de touristes dans ce quartier, mais que des Français dans le funiculaire qui monte au Bairro Alto comme dans le magasin de sardines en conserve traditionnelles qui est passé à la télé.
L'entrée souterraine d'Alcântara-mar, la station du comboio (le train, ici de banlieue), est couverte de peintures murales. L'un des grapheurs à dessiné le nom d'Alcântara en élégantes lettres dans le style arabe : on ne déchiffre que quand on sait. Un autre a représenté le pont. Le dictateur a fait construire le premier pont sur le Tage : le pont Salazar rebaptisé 25 de abril en l'honneur de la Révolution des œillets. Pont suspendu, poutres d'aciers, filins, peinture rouge : l'Amérique. Nous n'irons pas de l'autre côté. La jeunesse, le soir, est sur les docks désaffectés, reconvertis en bars, restaurants et boites de nuits. Une jeunesse. Mais il est trop tôt et tout est encore paisible. Le fleuve étend son miroir jusqu'à nos pieds, il fait doux, ça sent un peu la vase : nous la respirons à plein nez. Un voilier passe, trois mats, léger, qui plisse la surface de l'eau sans un bruit. Il nous faut partir. Le gamin au prénom de voyageur traîne son sac, lourd comme une ancre.
Alors, Lisbonne, pourquoi ?
La ville de Lisbonne, raconte la légende, a été fondée par Ulysse qui séduisit une femme étrange : la reine des serpents qui gîtait en ces lieux. Quand le Grec aux mille ruses reprit son odyssée, la reine abandonnée, furieuse, enroula son corps en sept anneaux qui formèrent les sept collines de Lisbonne.
Je ne savais pas, dit l'enfant.