Mercredi 12 avril, 8h30, tribunal de Créteil.
Il pleut, la brasserie en face garde son rideau désespérément baissé, tout est gris, triste, plombant. Seuls les agents de sécurité tentent d’apporter un peu de gaité, en distillant blagues et bonne humeur à la file des gens qui attendent pour entrer. Faire sourire quelqu’un qui franchit un portique de sécurité pour se rendre à une audience, une gageure.
A l’intérieur, ce n’est pas beaucoup mieux. Dans les toilettes des dames, deux cabines sur trois sont condamnées. Et la troisième porte ne s’ouvrira jamais. Dans la salle d’audience, même l’horloge est cassée, et la moquette d’un goût douteux semble ne pas avoir été changée depuis l’inauguration du bâtiment en 1978.
En banlieue, la justice a quelque chose de glauque, et le manque de moyens suinte dans chaque recoin.
Ce matin, nous sommes un petit groupe. Nous venons assister au procès de Maxime Demaire, un policier de la BAC 94 poursuivi par Taha Bouhafs pour violences et dénonciation calomnieuse. L’audience en elle-même ne commencera pas avant 11h, mais on est tous arrivés tôt. Pour le match aller, lorsque Taha était lui-même sur le banc des accusés pour « outrage et rébellion », Demaire était venu en nombre, ses collègues policiers avaient rempli la salle. Cette fois ci, aucun soutien n’a fait le déplacement. Et même Demaire n’est pas présent. Il faut dire qu’entre temps, il s’est fait radier de la police nationale pour avoir braqué son âme de service sur une collègue avec qui il entretenait une liaison. Et Taha, de son côté, a été relaxé, sur la foi du rapport de l’IGPN.
L’audience va commencer. La greffière nous demande d’éteindre et ranger nos portables, puis s’assoit et se plonge dans le sien. On se demande si elle joue à Candy Crush. On commente l’affaire précédente, la nervosité du plaignant, la plaidoirie surprenante de l’avocat… On ricane un peu, nerveusement, pour oublier la drôle de boule dans nos estomacs. L’importance de ce qui se joue là, dans cette salle abimée et maronnasse.
Une histoire de cowboys
C’est l’heure et Taha se lève. Il raconte. Le 11 juin 2019, il est à Alfortville, il vient couvrir une grève de travailleurs sans papiers pour le compte du média « Là-Bas si j’y suis ». Il filme les grévistes sur leur piquet et les drapeaux syndicaux qui peu à peu disparaissent, emportés par la direction, de l’autre côté des grilles. Il y a aussi des policiers devant ces grilles, mais ils apparaissent comme de simples figurants dans le champs de la caméra du téléphone. Ils ne sont pas l’objet du reportage. C’est calme. Il ne se passe pas grand-chose. Et puis les choses basculent. Un des policiers vient le voir et lui demande d’arrêter de filmer. Il dit qu’il a le droit, qu’il est journaliste, et qu’il ne les filme pas eux. En moins de 30 secondes une tête à moitié dissimulée par la capuche d’un sweat surgit, et lui intime de reculer. Taha recule mais continue à plaider la légitimité de sa présence. L’individu cagoulé se fait menaçant, le tutoie, lui parle mal, ose un coup dans le ventre. Taha ne se laisse pas faire, il reste calme mais ferme. A l’homme qui n’en finit plus de le prendre de haut il demande s’il est fier de se comporter ainsi comme un cowboy. Si c’est bien son rôle de jouer les racailles. Et puis c’est l’interpellation. Le bras tiré derrière le dos jusqu’à déboîter l’épaule. Lui au sol et le poids de plusieurs hommes qui l’écrasent, le genou de Demaire plaqué sur sa tête. La poursuite des coups et des humiliations dans la voiture qui l’emmène au commissariat. Taha décrit et explique : les techniques utilisées, totalement interdites. Ce même placage genou sur la tête qui quelques mois plus tard causera la mort de George Floyd, à Minneapolis. L’homme à la cagoule qui est intervenu sans se présenter comme faisant partie de la police, et ne portant aucun signe distinctif : pas de brassard, encore moins de Rio. Taha décrypte. Jusqu’à ce que le juge, après quelques soupirs appuyés de la procureure qui use de toutes les mimiques possibles pour montrer son exaspération, interrompe sa déclaration. Son rôle doit se borner à détailler les faits.
Et pourtant, c’est sans doute là le fait le plus essentiel de toute la scène : Taha connaît ses droits.
Connaître ses droits. Voilà qui semble contrarier la police. Partout sur les réseaux circulent des guides de la conduite à tenir en cas d’interpellation, des numéros d’avocats à contacter. Les représentants syndicaux d’Alliance ou du syndicats des commissaires sont choqués. Ils ne se privent pas de le dire sur les plateaux : ces fiches pratiques qu’on se refile sans même se cacher c’est bien la preuve qu’on est tous des voyous en puissance, non ? C’est commode cette indignation, ça évite la vraie question : pourquoi est-il désormais nécessaire de se préparer à finir en garde à vue lorsque l’on part simplement manifester ?
Ça doit les gêner aux entournures, à la BAC 94, où officiait Maxime Demaire, tous ces jeunes qui ont décidé de ne plus se laisser faire. De ne plus subir en silence. De faire valoir leurs droits. La BAC, brigade anticriminalité, c’est la police des quartiers, celle qui va traquer « l’ennemi de l’intérieur ». Une création de Pierre Bolotte, qui s’était notamment illustré pour avoir orchestré une répression sanglante de manifestations ouvrières et lycéennes en Guadeloupe où il était préfet, et auparavant en Algérie ou il avait déjà expérimenté la mise en place de commandos « autonomes » répressifs.
Quelques décennies plus tard, après avoir humilié la police de proximité, Sarkozy fera des BAC son « karcher » à nettoyer les quartiers des racailles.
Sous le banc, le parquet...
Quand, pendant sa plaidoirie, Arié Alimi, avocat de Taha Bouhafs, rappelle cet historique, la procureure ne se contente plus de soupirer. Elle frappe d’un poing rageur le bureau devant elle. Mais il ne se démonte pas. Il dit le sentiment d’impunité, il évoque cette vision du monde où « un arabe à casquette ne peut pas être un journaliste ». Il pointe le rôle du parquet qui a refusé de restituer le téléphone de Taha dans lequel des vidéos attestaient pourtant de sa version des faits. Il s’interroge à voix haute sur le classement sans suite de la plainte de Taha pour violence, qui l’a poussé à déclencher la citation à comparaître qui nous amène dans ce tribunal près de quatre ans après les faits. Il dénonce le recours systématique à la plainte pour « outrage et rébellion » par les policiers dès qu’il s’agit de se couvrir. Quelques dizaines de minutes plus tôt, Taha avait raconté les policiers réunis dans un coin du commissariat pour « s’accorder sur leur version », pendant que lui attendait, l’épaule en vrac et la joue tuméfiée, qu’on le conduise à l’hôpital.
La plaidoirie dure 30 minutes et ne laisse rien au hasard. Elle décortique les mensonges de chaque policier dans leurs déclarations. Les phrases falsifiées répétées à l’identique. La curée qui a suivi sur les réseaux. Le tract d’Alliance police qui représentait Taha comme un chien, la bave aux lèvres.
Lorsque vient son tour, la procureure s’exprime avec une rage contenue. Elle dénonce un procès politique. Accuse Arié Alimi de vouloir faire de ce procès un symbole. Elle est toute la violence d’un système qui se défend.
Je sors fumer. De toute façon c’est l’heure, il faut rendre la salle, on va devoir grimper dans les étages pour finir l’audience. Je profite de cette pause pour ouvrir mon téléphone. Sur les réseaux circule un article de Street Press qui révèle que fin mars, des lycéens ont été interpellés à Sevran en marge du blocage d’un lycée. On les a mis en garde à vue où ils ont subi des humiliations : menottage, fouille à nue, moqueries. On leur a dit « pas de pitié pour les noirs, ici ».
La suite de l’audience sera à l’avenant. Le décor a changé, mais la moquette est toujours aussi vieille et le décor aussi triste. Par la fenêtre, on aperçoit les drôles d’immeubles de la cité des choux. La procureure défend le droit à la violence des interpellations. Reconnait à la rigueur et du bout des lèvres un manquement déontologique mais rien, rien qui ne vaille qu’on se retrouve là, dans ce tribunal. L’avocat de l’accusé ira jusqu’à sous-entendre que si le prévenu en est arrivé à braquer une femme avec une arme c’est la faute de Taha, qui lui a fait péter un plomb à ne pas vouloir se laisser faire.
Et ça continue, encore et encore...
Quand on ressort du tribunal, il est 13h passées, la pluie tombe toujours, et la brasserie n’a toujours pas rouvert ses portes. Le délibéré sera rendu le 7 juillet. Finalement l’audience aura été sans surprise. Des policiers et un parquet qui font corps, qui refusent de se remettre en question, en dépit des vidéos qui les accusent.
Quelques jours plus tôt, c’est un enregistrement sonore qui avait fait parler. On y entendait des policiers de la BRAV-M malmener des jeunes, les insulter. Parmi eux, Souleyman, qui avait par la suite porté plainte pour agression sexuelle. Le 14 avril, Souleyman a de nouveau été interpellé. Il n’a pas fallu 24h pour que tous les médias en connaissent le motif : « avoir fait le guet pendant que des manifestants incendiaient une poubelle ». Ca a tourné partout, les tenants de l’ordre public se sont empressés de répandre leur fiel sur les réseaux, trop content de pouvoir brandir la preuve que la victime n’était pas si innocente que ça. Stratégie classique qui va de pair avec la plainte pour outrage : salir les victimes de violences policières, comme si un délit pouvait justifier l’injustifiable. Et puis Souleyman a été relâché. Sans poursuites. Et avec des soupçons quant au rôle trouble joué par la police ce soir-là. Un scandale qui vient s’ajouter à une pile déjà haute.
La petite routine des violences policières. Celle qui rythme les jours et les nuits de banlieue depuis longtemps… celle qu’ont découvert stupéfaits les gilets jaunes quand ils ont quitté les rond-points pour les centre-ville. Celle qui se déploie désormais sur les manifs et devant les lycées, plus encore depuis que Lallement a lancé les BRAV dans Paris.
Chaque jour apporte un nouveau scandale, une nouvelle violence.
Lors du procès, il y avait un témoin. M., qui a longtemps été la compagne de Taha, est venue raconter les séquelles des violences. Cette épaule encore douloureuse, toujours pas remise, qui lui pourrit la vie. Elle avait préparé son témoignage par écrit. Elle n’a pas voulu poser sa feuille de papier. Elle a lu. Et ce qu’elle lisait était beau. Des mots qui sublimaient une réalité pourtant sordide. Comme pour s’en détacher.
Peut-être n’écrit-on que pour ça. Pour rendre la réalité un peu plus supportable.
A lire pour mieux comprendre...
https://basta.media/Des-massacres-oublies-de-mai-1967-en-Guadeloupe-aux-premices-de-l-ordre

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