En collaboration avec un groupe de chercheurs de l’UCL, le GIRSEF (Groupe interdisciplinaire de recherche en science de l’éducation et de la formation), Arnaud Hoedt et Jérôme Piron partent de la question « À quoi sert l’école ? ». Mais sur ce terrain, tous les avis divergent. Une autre question fait néanmoins consensus dans la recherche : « À qui sert l’école ? » Aux plus riches.
La Belgique et la France sont, parmi l’OCDE, les pays où l’indice socio-économique des élèves détermine le plus les résultats scolaires. Dans aucun autre pays de l’OCDE, les résultats d’un élève ne dépendent autant de son origine sociale. Et ce n’est pas tout, nos deux pays enregistrent le plus grand écart de niveau entre les enfants issus de classes populaires et les enfants issus de classes favorisées. Pourquoi et comment s'illustre cette inégalité des chances ? Les deux néo-comédiens nous le montrent, nous le démontrent et nous le font ressentir dans nos chairs.

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Les programmes invisibles qui nous gouvernent
De qui "Kevin" est-il le nom ? Rien à voir avec l'opus américain "We Need to Talk About Kevin", qui présentait le marasme des parents d’un enfant qui sombre dans la violence aux États-Unis. Ou alors, inconsciemment, ce pourrait être un subtil hors-champ de la pièce, l’exclusion qui mène à la violence. Il est ici question d’un ancien élève qu'Arnaud et Jérôme avaient alors qu’ils enseignaient encore la géographie et le français dans un lycée professionnel et technique belge.
Pour Kevin, impossible de comprendre où était le nord en se basant sur une carte. D’en tirer une conclusion pour s’orienter. Kevin ne comprend pas, et le prof ne comprend pas pourquoi il ne comprend pas. Ce qu’il ne comprend pas. Le prof tourne et retourne la carte, tourne et retourne ses exemples et ses explications. Un mur d’incompréhension les sépare irrémédiablement. Chacun se jauge interdit et on passe à autre chose, parce qu’il faut bien avancer dans le cours, avancer dans la vie.
Et déjà là, le premier constat devient évidence : tout le savoir de l’école repose sur des abstractions. Faire le rapport entre une carte et le territoire demande une translation dont beaucoup d’enseignants n’ont pas conscience. Cette charge invisible du savoir s’agrège dans le fameux "Programme invisible". "C’est à la fois tout ce dont Kevin avait besoin pour réussir, mais qu’on ne lui a pas enseigné, mais également les éléments du système qu’on ne voit pas et qui entraînent la reproduction des inégalités sociales à l’école : ce qu’on enseigne sans s’en rendre compte."
C’est alors que nos deux agitateurs de données, narrateurs maestros, déploient tout un éventail d’outils historiques, de sommets d’éclairage sociologique et de concepts scientifiques pour nous amener sur le chemin de la compréhension. C’est un régal pour les zygomatiques et les méninges. Des phrases ricochent à travers le spectacle et accrochent notre attention. "La cloche, c’est moi", "qu’est-ce que les autres profs ont fait avant moi", "l’école elle vous aime" ou vous la quittez. Des images édifiantes, des expériences amusantes, des chiffres clés. Quand la courbe de Gauss vient épouser la silhouette d’un tableau illustrant les débuts de l’école, l’analogie amuse, éclaire et se fixe dans la mémoire. Depuis 400 ans, l’école est basée sur un esprit guerrier, qui se décline aujourd’hui en esprit de compétition. Entre autres clins d’œil évocateurs, un parallèle se dessine entre le système de notation qui envahit nos modes de consommation et le mercato des bonnes et des mauvaises écoles. Sur une plateforme d'achat se côtoient le fleuron des écoles privées parisiennes, les Montessori certifiées bios - mais pas à la portée de toutes les bourses - et le tout-venant des écoles publiques régentées par la carte scolaire.

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Un message politique
Lors d’une représentation parisienne, un petit groupe de sociologues qui avait participé à l’élaboration du spectacle est resté s’entretenir avec le public et saluer la prestation des deux profs reconvertis. Fabien Truong, un ancien prof de lycée dans le "9-3" devenu sociologue et enseignant la sociologie à l’université Paris-8, affirme qu’il faut sortir des récits méritocratiques, des "quand on veut, on peut", de l’instrumentalisation des récits transfuges qui disqualifient les mauvais élèves et les entrainent à intégrer la responsabilité de leurs échecs.
"En sociologie, on peut aussi expliquer les exceptions, quand on prend le temps long de l’explication. Ce n’a rien à voir avec la volonté." Lui qui a longtemps travaillé en Seine-Saint-Denis explique les habitudes et les ethos différenciés selon que l’on est élève dans une bonne ou une mauvaise école. Donner la bonne réponse, c’est entretenir un rapport avec la recherche de validation, c’est le corps qui parle. "Lever la main, c’est montrer qu’on sait, et ne pas lever la main dans les quartiers, c’est aussi incarner", ici la socialisation pousse à résister à l’autorité de l’école.
Pierre Merle, sociologue et professeur d'université français, spécialiste des questions d’évaluation, nous raconte une expérience éclairante. On s’est aperçu que des professeurs de maths qui surnotaient des filles par rapport à leur performance, sans s’en rendre compte, leur avaient permis de mieux progresser. "Surnoter les filles en mathématiques, c’est une manière de les faire progresser davantage." Le spectacle l’avait déjà montré : les notes ont quelque chose de fondamentalement arbitraire, puisqu’elles sont versatiles et dépendantes du reste du groupe.
Ce constat accablant pour le rôle social de l’école dans la société est dénoncé depuis plusieurs décennies par les sociologues. Par une nouvelle pirouette, les deux Belges tournent positivement le désastre annoncé : puisque tout est à reconstruire, on ne peut que mieux faire. C’est un combat politique : sortir des visées électoralistes et court-termistes. La réforme de l’école demande un temps long et doit favoriser la mixité.
Dans la salle, les profs, venus nombreux, sont vent debout contre les groupes de niveaux imposés par l'ancien ministre Gabriel Attal, propulsé premier ministre. Cette réforme vient couronner un système devenu de plus en plus élitiste au fil des années. "Homogénéiser davantage à l’intérieur des collèges est une idée profondément élitiste." On veut permettre à certains de s’envoler au détriment des plus défavorisés.
À la demande d’une spectatrice qui y voit un "spectacle d’utilité publique qui devrait être joué dans les écoles", les auteurs-comédiens ne se laissent pas piéger par un péché d’orgueil. « Le spectacle a davantage été écrit pour les profs et les parents d’élèves. Il est rempli de connivence et de sous-entendus. » Rempli de ce fameux "programme invisible", celui qu’enseignent les professeurs sans le savoir. Là encore les auteurs témoignent d’une singulière "conscience sociologique", conscients de leurs intentions et de leur public ciblé. Mais un autre spectacle est en préparation « Diane et Kevin », qui évoquera notamment le poids sociologique que porte un prénom, celui-là aura vocation à investir les planches dans les écoles.
Recension coupable
Très peu pour Le Figaro qui déplore la transformation du Théâtre du Rond-Point en salle de classe. Au journal conservateur, on ne s’attendait probablement pas à se retrouver ignorant, à gauche ou en position d’apprenant, et ce dans le safe place d’un habitus bourgeois à l’orée des Champs-Élysées. Alors, les savantes pirouettes du spectacle et l’inversion des rôles s’invitent hors les murs du spectacle. Les colonnes du Figaro dénoncent non sans en user, la condescendance des auteurs-acteurs.
Élève récalcitrant, étudiant gréviste et décidément peu à l’écoute de cette leçon de sociologie de l’éducation, le papier du journal de Dassaut propose de décerner une mauvaise note à la pièce. Alors que celle-ci vient de montrer l’arbitraire du système de notation. Un billet en forme d’aveu coupable de l’immobilisme sourd de la droite conservatrice, qui prouve par sa mauvaise foi, le point du spectacle. L’école ancre et avalise les inégalités sociales, derrière une illusion d’égalité. Les classes dominantes ont tout intérêt à agiter la méritocratie, les récits de transfuges ponctués de "quand on veut", plutôt que de regarder les chiffres.
Un spectacle nécessaire qui remet au goût du jour les enseignements précieux de Bourdieu : "La reproduction des inégalités sociales par l'école vient de la mise en œuvre d'un égalitarisme formel, à savoir que l'école traite comme égaux en droits des individus inégaux de fait, c'est-à-dire inégalement préparés par leur culture familiale à assimiler un message pédagogique."
Jusqu’au 11 mai au Théâtre du Rond-Point, puis en tournée en France en Belgique et au Luxembourg en 2024 et 2025
Retrouvez ici la vidéo « C’est la faute de l’orthographe » qui les a fait connaître