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Billet de blog 3 juin 2024

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« Anora » - Solaire et corsetée

Couronné de la Palme d'or « Anora » de Sean Baker explore de nouveau la sexualité à la marge. À travers une narration maîtrisée et des personnages attachants, Baker trace le conte de fée raté d'une strip-teaseuse dans le Brooklyn contemporain. Il rend hommage aux travailleuses du sexe dans son discours comme dans son film, sans livrer vraiment un portrait d'émancipation.

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Après « Red Rocket » qui retraçait le retour sur ses terres et la reconversion d’un ancien acteur porno, Sean Baker explore une autre sexualité en marge, celle d’une strip-teaseuse, Ani, qui devient l’escort puis l’épouse du fils d’un oligarque russe, qui s’entiche d’elle.
Un travelling de fesses sous la lumière violacée des néons, c’est la première image du film qui nous plonge sans détour dans son sujet. Ani est strip-teaseuse, elle entraîne les hommes dans les salons privés pour leur faire des lap dances. Confortablement écrasés dans des canapés dégoulinants, ces hommes, pour la plupart quadragénaires ou quinquagénaires, dévorent des yeux les corps juvéniles et dénudés qui s’agitent devant eux. Plus le client est riche, plus il accroche de billets aux minces ficelles qui déshabillent plus qu’elles n’habillent les jeunes danseuses.

Un jour, le patron du bar présente à Anora le fils d’un richissime magnat russe. Ani a une grand-mère russe et parle quelques mots. À 21 ans, Ivan, qui se fait appeler Vanya, est un adolescent prépubère dégingandé, irresponsable, mais gentil. Pour ce jeune homme plein aux as, la vie se résume à faire absolument ce qu’il veut en dépensant un maximum d’argent. Toujours défoncé entre deux soirées démesurées, il plane et répond à chacun de ses désirs avec une liasse de billets, cuve devant un jeu vidéo ou une danse lascive. Ani le divertit autant que la douille de bang qu’il se coule régulièrement. Vanya se paye le luxe de louer les services d’Ani pendant une semaine, elle devient sa petite amie officielle. Finalement, les deux se rejoignent sur une illusion : l’argent peut tout. 

Illustration 1
Anora (Mikey Madison) © FilmNation Entertainment


Sur leur petit nuage, les tourtereaux se marient à Las Vegas. Ani quitte son club, exhibe sa bague à 4 carats et croit avoir décroché la lune. C’est sans compter sur les parents de l’ado azimuté qui envoient leurs sbires aux trousses des jeunes mariés. Le film bascule dans la comédie, course-poursuite d’un ado par une équipe de bras cassés. La transformation du film est aussi celle de son personnage principal. Les mots qu’Ani emploie, mais aussi son langage corporel se métamorphose. Elle dont le corps n’ondulait que pour susciter le désir, se met à frapper, insulter, jurer. Elle surprend les hommes de main du magnat. Elle est brutale et insoumise, elle les double même sur le terrain de la vulgarité. Sa langue policée d’épouse épanouie a laissé place aux morsures et aux injures. Dans les bas-fonds de la nuit de Brooklyn, Ani a appris à se défendre.

Le film de Sean Baker évolue en même temps que son personnage. À rebours d’un récit initiatique, le film revient à la réalité. La bulle du paradis bling-bling éclate, comme la table basse du salon, les illusions se fissurent comme le futur argenté de la jeune russophone. Anora tente de faire valoir ses droits, mais on lui rappelle finalement son rang. Elle n’a pas droit de citer dans ce monde dirigé par l’argent. 
Sean Baker évite soigneusement les caricatures, sans construire des personnages parfaits. Les hommes de main ont des méthodes violentes, mais plus d’empathie que leurs patrons. Toros, le prêtre orthodoxe qui jure plus qu’il ne donne la bénédiction, Garnick, le douillet homme de main porté sur la bouteille, Igor, le doux tortionnaire, sont finalement plus attachants qu’il n’y paraît. Les paroles et les situations construites sur des décalages sont parfois dramatiques souvent hilarantes. 

Mais ce sont les puissants qui imposent finalement leur narration. Ivan dans la débauche, sa mère dans l’effacement des agissements de son fils irresponsable. Piétinée par la loi du plus fort, Anora reste digne dans sa colère. Elle finit par réendosser le rôle qu’elle connaît le mieux, et se fond dans cette assignation de son corps à se soumettre au désir des hommes. C’est là qu’après l’hilarité, l’émotion vive éclate en dehors de l’écran. Cette liberté goûtée au prix de l’humiliation a laissé une trace. Anora a pris la douloureuse conscience qu’on se servait d’elle.
Sean Baker manie aussi bien les contradictions qui font le sel de ses personnages, les tranchants contrastes entre les classes que la nuance dans l’écriture des dialogues. Il livre une mosaïque réussie et réaliste, qui dénonce sans vraiment révolutionner. Chacun s’enferme finalement dans le déterminisme de sa classe, immobilisé par les dominations. 


En recevant la Palme d'or au Festival de Cannes, Sean Baker a dédié son film aux travailleur.euses du sexe du monde entier. Alors on aurait sûrement aimé voir la solaire Anora « venger sa race » - comme l’écrit Annie Ernaux - et ce autrement que dans les bras d’un homme réconfortant. Mais peut être qu’à gagner en imaginaire désirable le film aurait perdu en véracité.

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