Le film "Le Ciel Rouge", réalisé par Christian Petzold, est sorti en France le 6 septembre 2023, dans la chaleur étouffante de la fin de l’été. C’est le même jour qu’a choisi l'Observatoire du Climat Copernicus pour annoncer que le trimestre de juin, juillet et août 2023 avait été le plus chaud depuis le début de l'histoire de l'Humanité. Entre l’écran et le ciel rouge s’installe une angoissante continuité.

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Sur l’affiche du film, on voit les quatre jeunes médusés devant la beauté de ce ciel rouge. Auréolée de braises comme un papier dont on aurait enflammé les rebords, on pourrait croire qu’elle se consume. La jeunesse observe impuissante la beauté funeste du brasier. Ils semblent l’admirer inconsciemment, comme s’ils regardaient un coucher de soleil. Le point du jour, ou la fin des temps, que regardons-nous en les regardant ?
Cet arrêt sur image, le regard tourné vers le ciel, et le titre du film ne sont pas sans rappeler "Les Ailes du Désir" de Wim Wenders, en allemand « Der Himmel über Berlin ». Dans ce chef-d'œuvre d’un autre représentant de la Nouvelle Vague allemande, l’ange observe la terre d’une même plateforme. On pourrait y voir un message commun : l’amour qui sauve aussi bien l’ange de Wenders que l’écrivain de Petzold du désarroi, mais qui détourne pourtant de la survie.
Petzold ambitionne d’investir un genre dans lequel le cinéma allemand ne s’est pas encore essayé. Le film d’été, en France c’est le récit initiatique du passage à l’âge adulte, avec les premiers émois, les chaleurs extérieures et intérieures. Aux États-Unis, la chape plombante de l’été et les paysages désertiques s’accompagnent souvent d’un virage vers le frisson de l’horreur. Petzold mélange ces deux genres, ici « l’Éducation sentimentale » à la Flaubert tourne au cauchemar.
La scène d’ouverture pose le décor de ce film à la croisée des dissonances et des chemins génériques. Deux jeunes hommes tombent en panne dans un bois désert. Un sanglier émet un cri lointain, un avion fend les cieux. Soudain, la voiture laisse échapper une fumée inquiétante. Mais sur un air de musique pimpante, "In My Mind", le tableau du film d’horreur si pressenti s’évanouit.
Les deux hommes parviennent finalement à rejoindre la maison de vacances, nichée au cœur de la forêt dense, non loin de la station balnéaire de la mer Baltique, Ahrenshoop. Felix, photographe, y a invité Léon, son ami écrivain en herbe qui peine à trouver l’inspiration finale pour boucler son deuxième roman.

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Alors que la maison semblait déserte, les garçons y trouvent les traces d’une présence féminine. Le motif du fantôme cher au cinéma de Christian Petzold est ici (dés)incarné par Nadya. Fugitive, on découvre ses chaussures, ses robes étendues sur le fil à linge. Léon l’aperçoit de dos, entend ses ébats la nuit, l’observe à la dérobée partir sur son vélo. Après la naïade d’Ondine, Paula Beer campe ici une Nadia au tempérament de feu, « Le Ciel Rouge » signe le deuxième opus du réalisateur d’une trilogie sur le conte romantique.
Ils font finalement connaissance, Léon met un visage sur cette femme mystérieuse qu’il pistait secrètement. Les journées passent entre les baignades, les repas dans le jardin et les discussions littéraires, mais Léon refuse de se laisser aller. Il est venu ici pour écrire. Rien ne doit le distraire de sa lourde tâche. Il s’enferme aigri dans sa tour d’ivoire littéraire, observant avec envie la joie de ses acolytes. Irascible à la moindre chute, au moindre grain de sable qui viendrait enrayer son travail d’esthète de la pensée. On peut se demander si Christian Petzold a ici cherché à évoquer l’isolement de l’écriture pendant le confinement – avec la vie trépidante le matériau de l’écriture s’évanouit aussi.

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Le film se déroule dans un paisible tableau estival, où les plaisirs hédonistes - manger, boire, bavarder, nager, flirter – font complètement oublier la menace du bûcher ardent qui se rapproche. Tous savourent ces moments de chaleur, veillent les uns sur les autres, et s’adaptent à la vie en communauté, à l'exception du protagoniste. Il dénote du reste du groupe. S’il pouvait seulement reprendre les rennes de ces vacances et les maîtriser, il les empêcherait de se gausser ainsi bêtement.
Avec un certain mépris de classe, Léon juge bassement matériels les plaisirs auxquels s’adonnent ses amis, se moquant de ce maître nageur et de cette vendeuse de glaces. Mais il n’a décidément pas l’emprise sur ses semblables. Nadja le bouscule en lui apprenant qu’elle est, elle aussi, étudiante en philosophie, déclamant « Asra » d’Heinrich Heine. À la lecture de son manuscrit, elle lui assène le coup fatal : il sait très bien que c’est mauvais. Et l’éditeur de passage est aussi de cet avis. Le monde de Léon s’écroule. Le film qui maniait jusqu’alors un ton débonnaire, se moquant gentiment de l’apathie de son protagoniste, vire soudain au drame. Enfermé dans son arrogance égocentrique, il ne s’est même pas aperçu que leurs amis avaient disparu.

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Felix et Devid ont péri dans les flammes. Une pluie de cendres s’abat sur la maison. L’éditeur s’enfuit en toute hâte. Face au feu, les mots deviennent bien inutiles, il ne reste à Léon que ses jambes. Il croise alors un sanglier à la croupe enflammée. L’histoire s'achève comme elle avait commencé.
L’eau a coulé sous les ponts, Léon se rend chez son éditeur. Son roman est formidable. La perte de son ami lui a donné la matière qui lui manquait. Le cynisme de la création se concentre dans les remarques élogieuses de son éditeur. Léon peut-il tirer fierté d’avoir retrouvé le sens du récit en perdant son ami ? La plume dans le sang.
Ou alors le film n’aurait été qu’une incarnation du livre que Léon était en train d’écrire, une mise en abyme de la vacuité de la culture face à l’urgence climatique ? En tyran omniscient, Léon aurait abusé de son pouvoir et mis fin aux jours de son ami pour donner à son récit le relief excitant de la tragédie ? L’arrivée de Nadia et l’évocation du deuil bien réel viennent tout de suite balayer cette théorie. Léon n’était pas assez bon pour faire de la fiction grandiose, seul le réel cruel a pu lui ouvrir les bras de la grande narration.
Cette dernière scène dévoile le propos tranchant d’un film qu’on croyait léger. Fallait-il voir le long de ces dissonances essaimées, la dissonance fondatrice d’un réalisateur en proie à la culpabilité ? Qui, à l’instar de son anti-héros, écrit sur un été doux et meurtrier alors qu’il faudrait surtout agir. Comme un auteur ou un scénariste, l’été a ici droit de vie et de mort sur ses personnages. Sous un ciel rubéfié le message s’éclaircit : l’humanité est en train d’écrire sa propre tragédie.