« Une mauvaise personne peut te tuer de ses dents, voilà ce que j’ai appris depuis le génocide, et mes yeux ne se posent plus pareil sur la physionomie du monde. »
Le journaliste Jean Hatzfeld s'était déjà penché sur le sort des survivant.e.s du génocide rwandais dans "Dans le nu de la vie" paru en 2000. Dans "Une saison de machettes" il s’intéresse ici aux exécutants et à un commanditaire. C’est une demande qui est venue des lecteurs. Qui se cache derrière ceux qui ont perpétré le crime de masse ? Comment en sont-ils arrivés là ? Après avoir essuyé plusieurs refus, Hatzfeld tombe sur cette « bande de la colline de Kibungo » de la commune de Nyamata. Protégés par le groupe, à l’abri des regards entre les murs de la prison, ces Hutus acceptent de témoigner. Dehors, la texture du silence est dense, presque mortelle, comme la rumeur qui parcourt encore les marais.
En 1994, entre le lundi 11 avril à 11h et le samedi 14 mai à 14h, environ 50000 Tutsis, sur une population d'environ 59000, ont été massacrés à la machette (…) sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda.
Pourquoi des Hutus cultivateurs, un matin d’avril 1994 ont-ils saisi leurs machettes non plus pour débroussailler les champs mais pour « couper leurs avoisinants » jusqu’à les décimer complètement en seulement quelques mois ? Comme Hatzfeld, le lecteur se retrouve hanté par cette question. Le point de bascule, le crash de l’avion présidentiel. Les Hutus se transforment en chasseurs, les Tutsis en proies. Sans exception. Hatzfeld veut regarder le mal en face, comprendre la fabrique du génocide. Comprendre sans pourtant excuser ou justifier. Le chemin de crête est étroit.
« On ne considérait plus les Tutsis comme des humains, ni même comme des créatures de Dieu. »
Le récit s’organise par thématique, les témoignages sur le « premier meurtre » laissent place aux éventuels « regrets », puis la place des « rêves » et de « Dieu » dans tout ça. Entre chacun de ces chapitres, l’auteur livre ses observations, ses analyses, il expose les ficelles de son dispositif. Par bonheur, entre ces couches de témoignages et de décryptage réflexif et historique s’intercale une troisième strate : le reste de l’existence. Indispensable respiration. « Une saison de machettes » n’est pas un livre qu’on dévore mais qui vous dévore. L’insoutenable cruauté de l’être humain s’y décline dans toutes ses nuances.
« Je n’ai même pas repéré, à l’occasion de ces meurtres, cette petite chose qui allait me changer en tueur. »
La langue décuple la violence, autant qu’elle masque sa puissance. Comme un ressac narratif, une déferlante d’hostilité s’abat puis se retire lorsqu’il s’agit de reconnaître sa responsabilité. Il y a d’abord ses « insultes revigorantes » qui motivent les troupes à la besogne meurtrière : les « Cancrelats », « serpent », « chien », « moins que rien », « vaurien », « gueux ».
Dans le flot des récits dilués de la routine des tueries, se développe d’abord un vocabulaire qui euphémise cette violence. Les viols deviennent des « commodités communes », les tueries un « brouhaha » qui se multiplie par « gourmandise », la torture « des distractions, comme une récréation au milieu d’un long labeur ». Parfois pourtant, la cruauté du réel crève la page, et une écume résiduelle de lucidité affleure enfin.
« On n’était pas seulement devenus des criminels ; on était devenus une espèce féroce dans un monde barbare. »
Psychologie et sociologie totalitaires du crime
C’est d’abord le conditionnement psychologique qui prépare le terrain des tueries. Des incitations à la haine diffusées par la radio, les blagues incessantes sur les Tutsis, les stéréotypes physiques sur leur corps élancés et leur peau lisse grâce aux boissons de lait. Sans parler des rivalités fratricides qui opposent les deux ethnies à travers l’histoire. À ce conditionnement psychologique vient s’articuler une sociologie du crime. Les ordres viennent d’en haut, des interamwe, mais très vite, avec la réorganisation des journées autour des massacres et des pillages, la coercition s’exerce par elle-même. Les tueurs se montrent zélés, ils mettent du cœur « à l’ouvrage ». Les tueries en auraient même rétabli une certaine égalité dans la communauté des hommes Hutus en sortant certains nécessiteux du vagabondage à la faveur des pillages.
« Notre vie de tous les jours était surnaturelle et sanglante ; et ça nous accommodait. »
Hatzfeld continue à tâtonner, il cherche des « anecdotes qui vous rabibochent avec l’humanité ». Mais à Nyamata, aucun cercle de socialisation ne survit au clivage de l’ethnie. Entre des croyants d’une chorale religieuse, au sein d’une coopérative agricole ou entre coéquipiers d’une équipe de foot : aucune exception ne fait entorse à la règle mortifère, aucun triomphe d’une once d’humanité face aux tueries. Partout, les digues de la camaraderie sautent et les vagues de sang se répandent dans les collines.
À Nyamata, l’hôpital résiste quelques jours grâce aux infirmières, mais très vite, femmes et nourrissons sont exécutés. Pour Hatzfeld, c’est le critère qui définit le génocide. Les femmes et les enfants représentent l’avenir du peuple. Le caractère définitif du geste collectif vise à détruire l’ethnie des Tutsis pour aujourd’hui et pour toujours.
« Les yeux de celui qu’on tue sont immortels ; s’ils vous font face au moment fatal. »
Des monstres humains, trop humains ?
Les hommes de la colline de Kibungo sont-ils sortis de la communauté des humains ? Ou y appartiennent-ils ? Cette question des « monstres » est une question que se posent beaucoup d’historiens dans l’après-guerre, et elle irrigue bien sûr la littérature. Elle est notamment posée par le psychiatre Douglas Kelley qui a interrogé Göring avant le procès de Nuremberg. Le livre Le Nazi et le psychiatre retranscrit ces échanges. Kelley, comme Hatzfeld, parle d’une certaine exaspération à l’écoute de tortionnaires égocentriques, qui romancent et réécrivent l’histoire en leur faveur. Avec le temps, Hatzfeld et Kelley invitent leurs interlocuteurs à sortir des mystifications de leur narration pour revenir sur la terre ferme du réel. Pour Göring, comme pour les hommes de Kibungo, la mort s’applique comme une sentence nécessaire et inévitable.
Sylvie (rescapée Tutsie) : « Quand je pense au génocide, dans un moment calme, je réfléchis pour savoir où le ranger dans l’existence, mais je ne trouve nulle place. Je veux dire simplement que ce n’est plus de l’humain. »
Le constat du psychiatre Douglas Kelley est sans appel, le même que celui d’Hannah Arendt, philosophe juive qui a conceptualisé « la banalité du mal » : les monstres n’existent pas. De retour outre-Atlantique son travail est célébré, le voilà reconnu par ses pairs, s’ensuit une brillante carrière. Pourtant, très vite avortée, Kelley sombre dans une profonde dépression, bat sa femme et ses enfants et finit par se suicider. Aurait-il, au contact de l’ogre, contracté le virus du mal incarné, une sorte de cynisme désabusé qui ôterait à la vie toute sa valeur ? Comme si le nazi avait empoisonné le psychiatre par la pensée. Si les yeux de celui qu’on tue sont immortels, est-ce que les yeux du génocidaire peuvent à jamais empoisonner la raison ?
Comme Kelley, Hatzfeld, en leur donnant la parole, postule cette humanité chez les hommes de Kibungo. Il veut établir l’enchaînement des circonstances. A défaut de comprendre comment la volonté humaine peut mener à une telle destruction de la vie humaine, il va falloir apprendre à continuer de vivre avec ça ?
Sylvie : « Si on s’attarde trop sur la peur du génocide, on perd l’espoir. On perd ce qu’on a réussi à sauver de la vie. On risque d’être contaminé par une autre folie. »
Après le génocide, deux injonctions irréconciliables s’affrontent, celle de la mémoire et celle de l’oubli. La mémoire pour faire justice, et pour faire date. L’oubli pour avancer malgré tout. Pour que l’espoir et les Tutsis reprennent leur place sur les collines.
Marie Chantal (femme de condamné) : « Le fautif et la victime vont demander à l’oubli une petite protection. Ce n’est pas pour la même nécessité. Ils ne vont pas le demander ensemble. Mais c’est au même oubli qu’ils vont s’adresser. »
Hatzfeld refuse de céder aux sirènes de l’oubli, il entend lutter contre une réécriture falsifiée de l’histoire mais aussi contre le « cynisme » impardonnable et coupable de l’Occident. Écrire, c’est toujours lutter avec l’indicible contre l’oubli. Dans le reportage de guerre, comme dans la littérature. La réalité se réduit difficilement à une suite de mots, de signifiants toujours si impuissants surtout face à l’inconcevable violence si physique d’un génocide. Il faut bien raconter pourtant, ancrer dans les mémoires. La mécanique de la haine, le massacre de Srebrenica, l’horreur des camps, les tueries à la machette sur les collines de Nyamata. Pour que le « plus jamais ça » vienne définitivement étouffer l’écho mortifère des exactions du XXe siècle.
Mais il faut croire que cela n’a pas suffi. Fin décembre, la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, le disait : « On pourrait comparer ce qu’il se passe à Gaza avec les génocides du Rwanda et en Bosnie, à la différence qu’à Gaza aujourd’hui l’information est bloquée et le crime invisibilisé. Le cynisme est tel que les Israéliens savent que ce qu’ils sont en train de faire est criminel et le présentent comme nécessaire. »
30 ans après le génocide rwandais, contre le cynisme criminel, la douloureuse lecture d’« Une saison de machettes » redevient cruellement nécessaire.