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Billet de blog 11 avril 2024

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« Une Famille » de Christine Angot – L’indécence du silence

Après les mots, Christine Angot veut s’emparer de l’image, renverser la charge de la honte. Entre les entretiens, le documentaire « Une Famille », sorti en salles le 20 mars, rediffuse un extrait de l’émission de Thierry Ardisson, « Tout le monde en parle ». On y retrouve une mécanique patriarcale décomplexée qui n’a cessé d’essaimer depuis et qui vaut aujourd’hui à l’animateur la Légion d’honneur.

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L’autrice a été la première à ouvrir la porte et à imposer son regard dans la chambre incestueuse. Elle a pavé le chemin aux romans qui font aujourd’hui de ces questions intimes un enjeu politique. "Triste Tigre" de Neige Sinno ou "Familia Grande" de Camille Kouchner. Pendant longtemps, l’autrice s’est débattue seule dans cette arène. On lui a dénié toute qualité littéraire parce que sa parole dérangeait.

Après les mots, Christine Angot veut s’emparer de l’image, imposer sa narration à ceux qui l’ont traînée dans la boue. Entre les entretiens, le documentaire "Une Famille", sorti en salles le 20 mars, rediffuse un extrait de l’émission de Thierry Ardisson, "Tout le monde en parle"(voir ici les deux extraits). Les rires et la déconnexion face à la violence de ce que dénonce Christine Angot nous laissent d’abord désemparé.e.s et révolté.e.s. Tel.l.e.s des vautours, chaque animateur.rice raille l’autrice, livrée à elle-même.

Illustration 1
Capture INA

Doublant la violence de l’inceste, Angot est livrée en pâture au public. Assistons-nous là à la déclinaison contemporaine d’une exécution publique ? Ardisson dit : "Ça ne donne pas envie d’être écrivain." L’étau se resserre. "Vous ne souriez jamais ?" Alors qu’Angot tente de se défendre : "Je vais te mettre des claques." Les mots déchiquettent. "Il n’y aura peut-être pas d’autres livres." L’autrice décide de fuir pour mettre fin à la chasse à courre. "Pourquoi vous partez, Christine ? On s’amusait bien, nous." L’aveu de Thierry Ardisson sonne comme un dernier coup de semonce, un ultime piétinement. La cruauté est assumée, revendiquée.

Hasard du calendrier, l’animateur et producteur de télévision et de cinéma sera reçu en ce 11 avril à l’Élysée pour être fait "chevalier de la Légion d’honneur". Qu’est-ce qui distingue particulièrement cette incontournable figure du PAF français ? D’avoir découvert le misogyne Laurent Baffi ? D’avoir lancé Gaspard Proust, humoriste d’extrême droite qui sévit dans l’empire Bolloré comme dans les meetings de Zemmour ? D’avoir inventé le modèle de l’émission pugilat qui inspire encore aujourd’hui son indécrottable rival et pourtant héritier Cyril Hanouna ? Cette séquence n’est pourtant pas un cas isolé, elle n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle qui livre Nelly Arcan aux railleries libidineuses (voir ici l'extrait). Dans cette séquence de lecture, l’autrice canadienne exposait son activité de travailleuse du sexe. On connaît le destin tragique de la jeune écrivaine qui, épuisée par la cabale médiatique, finira par mettre fin à ses jours.

Illustration 2
Christine Angot devant la maison d'Elisabeth © Nour Films

Une Famille décomposée

Dans son documentaire, Angot confronte. C’est finalement ce qu’elle a toujours fait. À travers ses livres, elle confrontait ce silence assourdissant d’une société complice. Dans ce documentaire qui prolonge sa démarche, elle confronte les médias donc, ses proches mais aussi ce qui est resté l’angle mort de son histoire : la famille de son père, sa nouvelle femme. Dans "Le Voyage à l’Est", la petite Christine exprime ce désir profond de rencontrer ses demi-frères et sœurs. Mais son père prendra soin de maintenir un cordon sanitaire hermétique entre sa véritable famille et les corps à sa disposition, celui de la mère de Christine puis le sien.

Des images tournées à la Super 8 viennent paver les entretiens. C’est une enquête, une reconstitution, une quête de vérité plutôt que de sens. L’inceste n’a pas de sens, c’est ce qui le rend si inconcevable, c’est ce qui prépare le silence qui l’entoure.

Angot oppose une certaine violence à celle qu’elle a reçue. C’est une auto-défense par les mots. Souvent disqualifiée par la critique, les médias se sont longtemps gardés de contextualiser la colère de l’autrice. La réparation passe aussi par-là, l’émission "Le Masque et la Plume" réhabilite celle qu’ils considèrent aujourd’hui comme une grande autrice qui a gagné son rang dans la littérature. Eux qui l’avaient autrefois traînée dans la boue la traitant de "pute", dénoncent aujourd’hui cette vindicte qui a sali une autrice de grand talent. Après cette consécration acquise de haute lutte sur le terrain littéraire, Angot veut lier l’image à l’écrit, transformer l’essai en claque visuelle. C’est ici épaulée par la grande cheffe opératrice Caroline Champetier que son discours et sa démarche de vérité cherchent à crever l’écran.

Illustration 3
Claude, ex-mari de Christine Angot © Nour Films

Tirer le vrai dans la texture des mots

"Trouver les mots, c’est une fierté", affirme Angot. C’est aussi une nécessité, une lutte permanente face à la honte qui s’impose constamment. Le film s’ouvre sur le retour de Christine Angot à Strasbourg. C’est ici que les viols ont commencé, c’est ici que vit toujours la femme qui a partagé la vie de son père avec ses enfants.

Surprise par l’arrivée de Christine Angot qui force le passage, Elisabeth finit par s’accommoder de cette intrusion et à laisser s’installer caméras et belle-fille dans le salon. Le blanc des murs ivoires et le jaune moutarde de la peinture en arrière-plan offrent un rappel parfaitement raccord avec les couleurs de la tenue de la maîtresse de maison. Elle paraît se fondre dans son intérieur. Cette fausse mise en scène a quelque chose de profondément grotesque et renforce le malaise. Avant les mots, le décor s’habille déjà de faux-semblants.

Christine Angot tente de percer cette surface impénétrable de la violence sourde et impitoyable : celle du "savoir-vivre" dont l’aristocratie alsacienne pare ici l’abjection. D’abord chamboulée, Elisabeth reprend vite ses esprits et la maîtrise de soi, rien ne semble vraiment l’atteindre. Le choix des mots trahit une profonde condescendance. Cette violence de classe rappelle celle qui avait déjà poussé le père de Christine à quitter sa mère enceinte. La domination crasse s’exprime à travers la "peine" qu’Elisabeth dit éprouver pour Christine. C’est une manière d’asseoir une position de pouvoir.

Il faut ici lire entre les lignes de la bienséance, recontextualiser le passage en force de Christine Angot chez cette femme. La violence se situe du côté du maintien des apparences et du silence. La nouvelle femme du père décédé, qui n’a jamais été jugé, exprime la "pitié" qu’elle a pour Christine. Puisque finalement, elle n’a jamais eu "l’amour d’un père". Là encore, c’est un écho assourdissant et lourd d’indifférence qui résonne : dès "Le Voyage à l’Est", Angot retrace les mots de son père, "l’amour si spécial" qu’il lui exprime dans ses lettres.

C’est ensuite dans une véranda arborée qu’Angot retrouve son ex-mari Claude. Sans attendre, elle évoque un souvenir dévastateur : alors que Christine avait un peu plus de vingt ans, son père s’était une nouvelle fois introduit dans sa chambre à l’étage. Claude, qui savait ce que le père avait fait subir à sa femme, était pourtant resté tétanisé, impuissant, incapable d’agir. Du haut de ses 70 ans on reconnait le Claude des flash-back Super 8, derrière le passage du temps. L’homme argue qu’il avait eu confiance en l’intelligence de sa femme. Angot fulmine et fustige l’évitement coupable. Mais ensemble, ils finissent par dénouer le nœud d’un trauma partagé. Claude a lui aussi été victime d’un viol alors qu’il était adolescent. Tout deux réalisent qu’ils avaient peut-être mal jugé leur relation. L’un comme l’autre, ils étaient finalement restés irrémédiablement figés dans l’enfance par la violence.

C’est ce que Christine Angot s’efforce de faire dans tous ses livres : confronter chacun.e à la langue d’évitement qu’il ou elle développe. Perforer la surface pour atteindre le réel, parler de ce qui se passe. Alors, Angot confronte également sa mère, lui reproche violemment cette soi-disant « cassure » qui se serait installée entre elles deux. Elles qui « étaient si proches ». « C’est se rendre coupable de ne pas vouloir savoir, d’atténuer. » Là aussi, Angot défonce la porte du silence, et là encore, la parole se libère. Suite à cette violente altercation entre mère et fille, sa mère réalisera enfin : « Ma petite fille m’a protégée, les rôles se sont inversés ».

Illustration 4
Christine Angot et sa fille Eleonore © Nour Films

Enrayer la fatalité

« Je suis désolée qu’il te soit arrivé ça », c’est finalement cette phrase prononcée par sa fille Eleonore qui va rompre la solitude de Christine Angot. L’horizon s’ouvre, un espoir se dessine dans le bleu de la mer qui entoure l’amour filial des deux femmes. Les larmes aux yeux, cette grande brune aux cheveux bouclés explique qu’elle n’a compris que tardivement que cette histoire qui faisait partie de la vie de sa mère et donc de la sienne aurait pu ne jamais lui arriver. Que l’inceste n’était pas une fatalité.

On pourrait croire qu’au fil des livres Christine Angot avait épuisé son sujet. Elle montre que non. L’épaisseur du silence est une masse régénérante. Partout il s’insinue et vient sans cesse réagencer la normalité de l’horreur. La profondeur des témoignages et les quelques instants de vérité qui se dégagent de ce film démontrent la nécessité de la démarche. Le voile n’est jamais définitivement levé sur l’inceste.

À l’heure où le pouvoir excuse et couronne les dépositaires de violences sexuelles et de discours patriarcaux, de Depardieu à Ardisson. À l’heure où le juge Edouard Durand, salué par ses pairs pour son travail à la tête de la CIVIISE, est écarté de ses fonctions. Aujourd’hui encore la pionnière Christine Angot rappelle qu’il faut renverser la charge de la honte : la vérité n’est jamais impudique face à l’indécence du silence.

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