C’est une phrase qui revient à de nombreuses reprises dans le film « Annie Colère » de Blandine Lenoir. Rien à voir pourtant avec la missive condescendante assenée par un Ministre de l’Intérieur s’adressant à une journaliste qui le contredit sur BFM TV. Cette phrase a d’ailleurs été reprise dans les manifestations féministes, préfacée d’un « démissionne Gérald, ça va bien se passer ». Une référence fortuite et insolite dont le film se veut l’exact contrepied. Dans « Annie Colère » l’arrogance d’Etat se transforme en tendresse de proximité.
« Il y a 6 avortements dans le film, plus que dans l’ensemble du cinéma français » s’amuse Blandine Lenoir. L’envie de tourner ce film lui trottait dans la tête depuis plusieurs années, mais il lui fallait les épaules et des succès en salle pour que la production suive. Une envie qui s’est concrétisée après avoir vu « 120 battements pas minutes » parce que « ça fait du bien les films de lutte ». Dans Annie Colère la réalisatrice rend hommage aux femmes de l’ombre, ces militant.e.s du MLAC (mouvement de libération de l’avortement et de la contraception). Une organisation créée en 1973 qui avait pour particularité de pratiquer ouvertement les IVG alors même qu’ils tombaient encore sous le coup de la loi. L’objectif étant de faire publiquement pression sur les pouvoirs publics. On est au tournant des années 1974, 1975 et les 300 MLAC qui fleurissent un peu partout en France sont pour beaucoup dans l’avènement de la loi Veil. Plutôt que les grandes figures publiques, Blandine Lenoir voulait saluer le combat des militant.e.s. Faut il y voir un petit tacle bien senti en direction du biopic "Simone - Le voyage du siècle", avec qui Annie Colère partage l’affiche ? Les temps sont durs pour les salles obscures, la réalisatrice tente de se faire une place au soleil et revendique le parti pris d’un regard militant.
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Annie est une ouvrière ordinaire qui n’a que faire des querelles politiques au sein de son usine de matelas. Elle doit déjà s’occuper de sa famille. Lorsqu’elle tombe enceinte et qu’elle décide de s’orienter vers le MLAC, Annie enfourche inquiète son vélo dans la nuit noire à l’abri des regards, pour rejoindre la librairie du village voisin. Ce vélo traversera tout le film, et sera le symbole de l’émancipation de cette femme. D’abord incertaine Annie affichera au gré de son expérience militante une plus grande assurance sur ces deux roues. Clin d’œil éco-féministe pas si anodin, Blandine Lenoire arbore le vélo comme une esthétique de vie, elle y trouve un certain réconfort et une forme de méditation. Anecdote amusante : Laure Calami a elle aussi été conquise par cette locomotion douce et décarbonnée et a finalement hérité du vélo rouge à la fin du tournage.
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Au fond de la librairie, derrière le rideau, c’est là qu’Annie rencontre le MLAC. Entre les trois femmes et les deux militantes, les sourires enchainent entre deux cigarettes et un groupe de parole s’improvise. L’important est d’installer la confiance, prendre le temps d’écouter les craintes et d’expliquer le fonctionnement de cette méthode Karman révolutionnaire. Une méthode qui n’a rien à voir avec l’expérience douloureuse que ces femmes ont eu avec des faiseuses d’anges. Après les aiguilles les femmes se rendent en catastrophe à l’hôpital et il n’est pas rare que pour leur faire payer leur acte, on leur inflige un curetage pratiqué sans anesthésie. Le souvenir de cette souffrance et de cette culpabilisation leur fait monter les larmes aux yeux. Les militantes du MLAC rassure Annie et ses deux autres femmes, avec la méthode Karman il s’agit d’aspirer à l’aide d’une capsule. Elle leur explique pas à pas la procédure, leur montre les instruments, et leur font une promesse : c’est complètement indolore, et c’est gratuit. La douceur de l’écoute, les sourires et la précision des explications installent la confiance.
L’avortement d’Annie aura lieu quelques jours plus tard. Sur la table à manger d’une institutrice. « Ça va bien se passer » lui assure les filles du MLAC. Impossible pour Annie de se tranquilliser. De l’aiguille à tricoter et du bain de sang, le corps et l’esprit ont gardé le souvenir.
Sur le bord de la table, Annie s’installe, les jambes écartées. Derrière le voile une chorégraphie de geste précis et doux s’amorce, sans jamais ignorer Annie, ses questions et ses peurs. Le médecin lui explique pas à pas ce qu’il est en train de faire. Dans le champ contre champ s’installe la bienveillance. Annie serre, fébrile, la main de Rosemary Standley. Alors elle lui propose une chanson. La voix magnétique de la chanteuse de Moriarty fait soudain oublier le présent. Une grâce sorore remplit l’instant de sa chaleur. Le temps reste suspendu à cette voix envoutante.
Blandine Lenoir explique qu’elle a rencontré des militant.e.s du MLAC, elle voulait connaître les gestes avec précision, représenter le plus fidèlement possible ces actes qui ont sauvé tant de vie. La réalisatrice a été frappé par le respect de ces femmes entre elles, qui se laissait parler sans s’interrompre les unes les autres. Chacune avait sa spécialité, certaines chantaient des chansons, d’autres racontaient des histoires, une cinéphile avertie avait la particularité de parler des derniers films dévorés avec passion.
Qui aurait pu croire qu’avorter pouvait être si beau ? Annie le dira par la suite : c’est tout de même étrange de préférer son avortement à son accouchement ? La bienveillance du MLAC et l’espace froid et aseptisé d’un hôpital y sont chacun pour beaucoup.
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L’avortement et son illégalité remet toutes les femmes sur un pied d’égalité. Riche, pauvre, mère de famille éreintée, bourgeoise engagée ou ado déroutée, elles ont toute une raison de renoncer à leur grossesse. Au pied du mur le MLAC leur ouvre la porte d’une liberté retrouvée. Elles reprennent possession sur leurs corps, sans risquer leur vie. Le film entend créer une « classe de femmes » au delà des classes sociales. Réunies par l’injustice d’un état patriarcal qui les réduit à leur fonction de génitrice ces femmes de tout âges et de tous horizons luttent ensemble pour leurs droits et leurs libertés.
Comme Annie, qui décide de s’engager suite à la mort de sa voisine et amie mutilée par un avortement clandestin, de nombreuses femmes avortées passent de l’autre côté. D’abord dans le rôle qui rassure en serrant la main. Mais aussi de l’autre côté des étriers. A la place des médecins. A mesure que le MLAC gagne en notoriété les bras viennent progressivement à manquer. Après les médecins, les infirmières sont formées mais aussi de simples militantes sans aucune qualification de soignantes. La procédure est simple et à la portée de chacune. Or dans toute son histoire le MLAC n’a accusé aucun accident.
Lors d’une malicieuse et jouissive inversion Blandine Lenoir fait aussi passer un jeune médecin impertinent de l’autre côté des étriers. Les quatre fers en l’air, une militante lui fait enfin comprendre pourquoi une femme dans cette position de vulnérabilité a besoin qu’on lui explique ce qui s’opère dans son entre jambe. L’étudiant opine du chef sans broncher, il a compris le message.
Le film aborde pèle mêle de nombreux sujets féministes majeurs. L’émancipation d’une femme à travers une cause et la force du collectif. Les tâches ménagères, l’éducation des enfants et la contraception qui incombe toujours aux femmes. La transmission d’un savoir, la violence conjugale, la découverte du corps féminin et de son désir. Dans une scène réjouissante Annie découvre à l’aide d’un petit miroir à quoi ressemble son col de l’utérus.
De ce vent révolutionnaire féministe des années 1970, il ne reste plus grand chose aujourd’hui. Cette grande communication entre soignant.e.s et patientes, ce savoir et cette propre connaissance de leur corps par les femmes a sensiblement régressé ces dernières décennies avec la médicalisation de l’interruption volontaire de grossesse. D’un point de vue politique aussi : entre les reculs des droits à l’IVG aux Etats Unis en Italie et en Pologne, la fermeture de centre d’IVG en France, la clause de conscience qu’invoquent de nombreux médecins et le recul de l’apprentissage par les soignants de cet acte de gynécologie, le droit à l’avortement semble toujours en danger. Le passage d’un délai de 12 à 14 semaines d’aménorrhée ou le projet de loi de constitutionnalisation du droit à l’IVG en passe d’être retoqué par le Sénat majoritairement conservateur ne suffiront pas.
C’est ce qui fait aussi l’importance de ce film qui réussit le pari contradictoire d’être à la fois doux et revendicatif. Qui transmue les mots d’un ministre incarnant la vieille garde patriarcale en caresse. Un film entourant, qui instille sa puissance à coup de tendresse. Qui fait aussi chaud au cœur qu’il donne envie de se battre.