Au 19eme siècle le corset doit souligner la taille fine d’une femme. Plus la taille est resserrée, plus la beauté est resplendissante. Elisabeth d’Autriche était d’ailleurs connue pour sa taille de guêpe et considérée à son époque comme l’une des plus belles femmes du monde. En même temps qu’il contient le corps, le corset comprime les poumons et entrave la respiration.
Il n’était pas rare que les femmes soumises à une telle pression s’évanouissent parce qu’elles manquaient d’air, plongées dans une sorte d’apnée stationnaire.
Plutôt que de montrer Sissi victime de ce destin impitoyable, et de cet outil de torture quotidien, Marie Kreutzer la fait actrice de ce rôle. L’apnée, Sissi en fait une course contre la montre, l’évanouissement, un jeu d’improvisation pour échapper à ses contraintes de représentation. Lorsque Sissi demande à ce que sa servante resserre les lacets qui étreignent son corps, encore, encore et encore, la scène a quelque chose d’une pratique sexuelle masochiste.
Marie Kreutzer a lu plusieurs biographies sur Elisabeth d’Autriche. Elle en convient, comme le dit le conte de fée originel, Franz Joseph était probablement amoureux de sa femme, mais vraisemblablement « il n'est pas du tout à la hauteur ». « Elle était bien trop imprévisible et forte pour se contenter de ce qu'il attendait d'elle, c'est-à-dire simplement représenter. »
Comme L'impératrice sur Netflix ou Sissi sur Salto, les deux séries récentes qui revisitaient la vie de la jeune impératrice en lui prêtant des moeurs légères, la réalisatrice autrichienne s'éloigne de l'image d’Epinal de la princesse que les inconditionnels ne se lassent pas de redécouvrir à la période de Noël. À mille lieues de la princesse belle, amoureuse et conciliante incarnée par Romy Schneider dans les années 1950, Marie Kreutzer redessine une Sissi moins lisse. Une Sissi impulsive, qui passe d’objet de désir à sujet, déterminée à maîtriser son destin. Elisabeth s’injecte de la cocaïne, fume à tout bout de champ, se fait tatouer une ancre sur l’épaule par amour du grand large. Impertinente, curieuse et dépressive, elle voyage à travers le monde, a un avis sur tout et déteste les codes étriqués qui régissent son rôle de représentation.
Un plan fantastique la montre d’ailleurs au retour d’une de ces excursions en Alice au pays des merveilles devenue géante dans son palais trop petit pour ses aspirations. « Lorsque Sisi revient de son long voyage, elle ne rentre tout simplement plus dans la cour viennoise. »

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Pour ce rôle exigeant Vicky Krieps a reçu le prix d’interprétation Un certain regard au Festival de Cannes et récemment le prix du film européen. « Je crois bien que je n’ai jamais autant travaillé à la préparation d’un rôle. » Heureusement Vicky Krieps était déjà bonne cavalière. Mais il lui a fallu apprendre le hongrois, l’escrime et aussi à nager dans l’eau glacée du Danube.
L’actrice explique que l’étroitesse du corset a beaucoup joué sur ses émotions. « Quand je le mettais, immédiatement pendant qu’on me laçait, je devenais triste. » La mélancolie qu’on a souvent attribuée à Sissi pourrait venir de là. Comme les injections de cocaïne et d’héroïne, remèdes courants à l’époque, qui altéraient sans doute la raison et les émotions de l’impératrice. « Quand je l’enlevais, la joie et le rire revenaient. Cela s’explique peut-être par le fait que le corset comprime le diaphragme. » C’est là que se logent les émotions, le plexus solaire.
« Parce que le carcan dans lequel était enfermé mon personnage me bouleversait, j’ai essayé par mon jeu de rendre un peu de liberté à Élisabeth. » Vicky Krieps se dit qu’à titre posthume elle peut lui offrir ce qui lui était interdit.
Seul le carcan de la beauté semble inaliénable. Sûrement parce qu’encore aujourd’hui il n’est pas dépassé. « La vertu cardinale et la plus précieuse d’une femme est toujours la beauté. L’histoire, le mouvement féministe et l’émancipation n’ont rien changé à cela. » Vicky Krieps campe une Sissi qui se soumet à un entrainement sportif et un régime extrêmement exigeant. Considérée comme l’une des femmes les plus belles de son époque, elle semble vouloir contrôler son image à la manière d’une instagrameuse.

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A 40 ans elle se soustrait aux regards des autres, d’abord en fuyant les événements, puis derrière un voile noir qui cache son visage. Une manière de figer son image, dans une jeunesse éternelle. Marie Kreutzer explique « Elle ne se laisse plus ni peindre ni photographier. À une ou deux reprises, elle a été doublée par une dame d'honneur, c’est historiquement prouvé. Elle a pratiquement disparu sous les yeux de tout le monde et je me suis demandé : qui sait si c'était vraiment elle ? »
Comme Elisabeth d’Autriche et son fils Rudolph le sentent, la monarchie est à bout de souffle, en train de rendre les armes. « Je voulais raconter une époque où un bouleversement est imminent » annonce Marie Kreutzer. Une manière de justifier les incursions de modernité qu’elle immisce dans le film. « Je voulais que ça donne un peu l'impression que ça aurait pu arriver avant ». Anticiper le tournant à venir, en jetant les prémisses de la modernité. Pourquoi Sissi n’aurait-elle pas pu décocher un doigt d’honneur à la cour ? Pourquoi la serpillière n’aurait-elle pas existé ? Et cette chanson « As tears go by » jouée par un musicien au banjo, peut être que les Rolling Stones l’ont reprise plus tard ? Après tout.
Ainsi plutôt qu’un temps linéaire, les époques semblent se superposer. Comme des couches de réalité qui interagissent les unes les autres. La Sissi d’hier nous parle d’aujourd’hui.

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Un exemple révélateur : lorsque Marie Kreutzer coupe les longs cheveux si emblématiques de Sissi. Cette traine qui lui valait des heures devant la coiffeuse - symbole de féminité, mais aussi d’immobilisme - le spectateur pense instantanément aux Iraniennes et à leur lutte pour leurs droits. Un anachronisme à plusieurs égards, pourtant le film voyage à travers les époques et s’épaissit.
Marie Kreutzer joue avec les règles du biopic, pour en faire un portrait politique. Elle superpose faits historiques et fracas féministe, réalité et fiction, Vienne du 19eme et d’aujourd’hui. Puisqu’une reconstitution est toujours une trahison, autant la jouer à fond, en faire un outil narratif. Le film devient une réinterprétation assumée de l’époque, volontairement transfigurée par le regard d’aujourd’hui.

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L’affiche est édifiante à cet égard. C’est une reconstitution d’une peinture représentant Sissi dans sa robe blanche, auréolée de froufrous, et sur son cou un collier de rubis rouges. En dehors du cadre Sissi tient une cigarette dans ses gants blancs. Les interdits d’hier rencontrent ceux d’aujourd’hui. La cigarette était aussi prohibée à la cour de Vienne, que sur les affiches qui pavent notre espace public actuel.
Le regard sévère et intense de Vicky Krieps semble percer le lieu et le temps, traverser l’écran, pénétrer notre âme. Une Sissi "badass" omnisciente, qui semble nous dire avec l’hymne des femmes que certes « les femmes n’ont pas d’histoire », mais qu’elle est bien décidée à venger son sexe, l’année d’une Annie Ernaux Prix Nobel. Les femmes, leurs histoires et les époques ne cessent de se superposer dans ce regard.
La liberté qu’Elisabeth a su se donner, malgré les carcans de son époque, c’est d’elle dont Marie Kreutzer tire son parti pris esthétique. La réalisatrice autrichienne construit la figure d’une autre princesse. Elle réinvente cette icône qui a fait rêver plusieurs générations de petites filles. Et réaffirme ainsi l’importance de se réapproprier nos histoires, et de construire de nouveaux récits. Avec Marie Kreutzer le corps sage de Sissi se défait de ses chaînes et se déchaine...