« Saint Omer, sans le tiret, c’est un lieu qui n’existe pas, qui est inventé. J’ai l’impression que ce tiret en moins raconte toute la façon dont le film s’est fabriqué à partir d’un ancrage dans le réel, pour atteindre presque l’abstraction par moments. Ça ressemble à ce qui se passe dans le tribunal : on va de plus en plus vers l’abstraction, de telle manière qu’on peut se demander si on n’est pas en train d’écouter un récit halluciné. »
Tout commence avec cette photo découverte dans les pages du Monde en novembre 2013. Une femme avec un bébé dans sa poussette Gare du Nord. Elle doit avoir a peu près le même âge qu’Alice Diop. Elle est aussi sénégalaise. « Quand j’ai vu la photo de cette femme, j’ai eu un sentiment très étrange de familiarité » confie la réalisatrice. C’est cette curiosité qui va la pousser à assister au procès et à le porter quelques années plus tard à l’écran.
La reconstitution du procès est rigoureuse, on y retrouve les différentes procédures, appel et récusation des jurés, questions aux témoins, à l’accusée, plaidoirie et réquisitoire. Alice Diop vient du documentaire, pour cette toute première fiction elle cherche à livrer un portrait fidèle de l’affaire. Le scénario est basé sur le procès verbal et reprend beaucoup de témoignages à la lettre.
Lors de l’instruction un détail avait bouleversé Alice Diop. Le service informatique avait retiré d’un ordinateur des informations retraçant les recherches effectuées par la prévenue. Dans une même journée l’historique montrait des recherches sur l’accouchement sous X, sur les premiers soins à un nouveau-né, et sur le coefficient des marées à Berck. Abandonner l’enfant, le chérir ou le tuer ? Comment naviguer entre ses trois options sans être complètement désespéré et hors de la réalité ?

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C’est à travers le personnage de Rama (Kayije Kagame) professeure à la Sorbonne que nous suivons ce procès. Rama dispense un cours sur Marguerite Duras dans lequel elle évoque « la narration au service de la sublimation du réel ». Alice Diop insiste sur le caractère fictionnel de ce personnage, mais il se présente à bien des égards comme son alter-ego. Comme elle Rama est une intellectuelle noire, bouleversée par le procès, dont la mère de la victime se rapproche.
Dans le film, Rama veut consacrer un livre au Mythe de Médée, c’est d’ailleurs ce qui la conduit à suivre le procès. Personnage de la mythologie grecque, Médée est une femme délaissée par son mari Jason, qui finit par exécuter ses fils pour se venger. Sous les traits de cette Laurence Coly, digne, droite et au langage si livresque, le mythe semble s’incarner. Or une autre Médée sommeille ici aussi derrière la juge présidente. L’actrice Valérie Dréville a elle-même incarné Médée au théâtre. Dans le sous-texte Alice Diop construit une certaine sororité et une empathie entre ses actrices et ses personnages. Imposant cette question vertigineuse : est ce qu’en chaque femme sommeille une Médée ?
La mise en scène est très sobre pour laisser libre cours aux émotions des personnages et des spectateurs. Alice Diop adopte un regard le plus neutre possible, dépourvu de jugement. Chacun est amené à se forger un avis sur cette femme. Son acte relève–t-il de la folie ? d’une monstruosité inhumaine ou trop humaine ? Est-elle une affabulatrice ou juste complètement perdue ?

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A mesure que les témoignages se déroulent, on quitte le rivage de la réalité pour rejoindre le mirage de l’abstraction. Arrivée en France pour étudier, Laurence Coly a petit à petit disparu, elle s’est soustraite au monde. Son compagnon, un français de vingt ans son aîné, n’assumait pas vraiment d’entretenir une liaison avec elle, évitait de la présenter à ses amis. A la violence de classe s’ajoute la violence raciste, lorsqu’une de ses professeures assure quelle n’aurait jamais pu s’intéresser à un philosophe autrichien comme Wittgenstein. Sujet qu’elle avait prétendu choisir pour sa thèse. Alice Diop y voit quant à elle une intention performative. Cette femme au langage châtié veut montrer à tous ces blancs qu’elle n’est pas la femme noire illettrée qu’ils veulent voir en elle.
Petit à petit Laurence a arrêté de se rendre à l’université. Elle est tombée enceinte. Ses sorties se sont limitées, elle a fini par accoucher chez elle. Elise est née, mais n’a pas été déclarée. Elise a-t-elle seulement existé ? Alice Diop n’a pas voulu représenter ce bébé à l’écran. C’était sa manière à elle de ne pas tomber dans l’obscénité du fait divers. On aperçoit tout juste une forme dans les bras d’une femme, la nuit au bord de l’eau, dans un cauchemar de Rama.
Après un an et demi d’errance, Laurence Coly n’est plus que l’ombre d’elle même. Elle décide de confier son enfant à la mer, un jour de grande marée. Elle y voit une meilleure « mère nourricière » qu’elle n’a su l’être. Une mère pourrait donner la vie et la reprendre comme une vague qui découvre un ilot et l’engloutit à nouveau à la marée montante ? Comme si la poésie pouvait absorber la cruauté du geste, la rime adoucir l’assassinat ? Si l’on quitte l’abstraction de la métaphore pour rejoindre la terre ferme, la réalité est cruelle. La mer se révèle plus souvent le grand cimetière des espoirs africains. La Méditerranée, mais aussi la Manche. Au départ de l'enquête, les garde-côtes s’interrogent d’ailleurs : ce petit corps retrouvé sans vie a t’il été laissé par un canot de fortune qui cherchait à rejoindre l’Angleterre ? Une vie clandestine parmi d’autres.
« Qu’est-ce qu’une mère ? Qu’est-ce que devenir mère à partir de celle qui nous a fait ? Pendant cinq jours, j’étais à côté de la mère de Fabienne, le procès me renvoyait à mes propres questions personnelles, questions intimes, privées, l’enjeu était un point de vue autour de cette question de la maternité. » explique Alice Diop.
Alice Diop n’a aucune réponse à nous livrer. Si ce n’est la complexité, l’exigence d’appréhender les autres comme des humains parfois traumatisés et défaillants. Il n’y a pas d’espace pour les mères défaillantes. Lorsqu’elle a assisté au procès de Fabienne Kabou, public, avocates, journalistes confondus, l’assemblée était majoritairement composée de femmes. Au bout des cinq jours, à l’issu de la plaidoirie de l’avocate elles ont toutes fondu en larme. Cette affaire si douloureuse révélait-elle leurs pensées intrusives ? La maternité qui s’impose comme une évidence dans une société patriarcale peut rapidement se transformer en sentence quotidienne. Sans qu’on autorise les femmes à évoquer ce poids indigne donc inaudible.
Dans une conclusion brillante qui cherche à nous guider dans ce portrait complexe, l’avocate évoque le procès d’une femme fantôme. Il serait trop facile de considérer Laurence Coly comme un monstre, elle appartient à notre communauté humaine. Affronter son acte, c’est refuser de rester sidéré sur la plage avec elle.
Une fille porte toute sa vie des cellules de sa mère. Mais ce qu’on sait moins c’est qu’une mère qui met un enfant au monde, garde en elle des cellules de son bébé. Lili continuera à vivre à travers sa mère. Dans le corps de chaque femme, coexistent des cellules de ses ancêtres et de ses descendantes. Ces cellules s’appellent des cellules chimériques. Elles forment un fil invisible entre les femmes.
Ce fil chimérique transmet les savoirs et les traumas. Alors qu’il voit sa femme tourmentée, le compagnon de Rama lui souffle : « C’est ta mère qui est cassée, pas toi ». Rama traîne un fardeau qui n’est pas le sien. Elle est enceinte, en passe de devenir mère. Elle veut se débarrasser des cicatrices qui ont traversé des générations avant elle. Les douleurs de la colonisation, de l’exil. Le réel rejoint l’abstraction, avant d’être mères, les femmes sont des chimères. Chacune les contient toutes.
Plusieurs fois primé, notamment à la Mostra de Venise, le film représentera la France aux Oscars 2023.