jumel.sandra (avatar)

jumel.sandra

Journaliste culture et politique

Abonné·e de Mediapart

46 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 mai 2025

jumel.sandra (avatar)

jumel.sandra

Journaliste culture et politique

Abonné·e de Mediapart

« Deux procureurs » de Sergei Loznitsa - Leçon d'éthique politique

Russie, 1937. Un jeune procureur idéaliste, broyé par la machine de l’ordre. Avec Deux procureurs, en compétition à Cannes, Sergei Loznitsa signe un film historique qui résonne douloureusement : reflet d’un régime d’intimidation toujours actif dans la Russie de Poutine, et miroir déformant d’un usage galvaudé du mot « stalinien » dans l’actualité française.

jumel.sandra (avatar)

jumel.sandra

Journaliste culture et politique

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans Deux procureurs, Sergei Loznitsa nous plonge au cœur de la Russie stalinienne de 1937, période marquée par les purges orchestrées par le NKVD. Le film s'inspire d'une nouvelle de Gueorgui Demidov, physicien et ancien détenu du goulag, pour dresser un portrait glaçant de la bureaucratie soviétique et de ses mécanismes oppressifs.

Le récit suit Alexander Kornev, un jeune procureur idéaliste fraîchement nommé dans la région de Briansk. Alerté par une lettre écrite avec le sang d'un prisonnier, Stepniak, dénonçant les tortures infligées par les autorités, Kornev entreprend une enquête qui le confronte à l'absurdité d'un système kafkaïen. Chaque tentative d'obtenir des réponses se heurte à des portes closes, des couloirs sans fin et une hiérarchie rétive, illustrant la transformation de l'URSS en une vaste prison.

La mise en scène de Loznitsa, avec ses plans fixes et son format 4:3, accentue la sensation d'enfermement. Les personnages évoluent dans des espaces rétrécis, comme si l'étau du régime totalitaire se refermait visuellement sur les corps. Le film évoque ainsi la mécanique implacable d'un système qui broie les individus.

Illustration 1

Au-delà de la reconstitution historique, Deux procureurs résonne comme un avertissement contemporain. Loznitsa, réalisateur en exil et critique virulent de la Russie de Poutine, établit des parallèles entre les dérives du passé et les menaces actuelles pesant sur les démocraties. Le film questionne notre capacité à résister à l'oppression et à défendre les valeurs de justice et d'humanisme.

C’est là que s’affirme la tension du film : entre deux figures, deux procureurs. Le titre, dans toute sa simplicité, présente ce que le courage et l’idéalisme de la jeunesse, et ce que le pragmatisme et la résignation nés de la domination, font aux idées. Le réalisateur cherche ici les ferments de la société d’aujourd’hui, de cet immobilisme de la population russe face à la guerre. Il veut rendre un hommage particulier à ceux que le rouleau compresseur du totalitarisme a broyés dans l’oubli de l’Histoire. Deux procureurs, dit cette fracture entre l’élan moral et la logique obscurantiste.

Et le film entre étrangement en résonance avec notre actualité. Tandis que certains cadres du MoDem osent qualifier de « stalinienne » la commission d’enquête parlementaire sur Betharam – pourtant pilier du fonctionnement démocratique –, et qu'on voit se répandre une rhétorique qui rejette les contre-pouvoirs et caricature le journalisme indépendant. Dans ce climat, où les accents trumpistes contaminent peu à peu le discours officiel, la communication gouvernementale, en appelant à la souveraineté toute-puissante de l’exécutif, pourrait bien se placer du mauvais côté du stalinisme, du mauvais côté des Deux procureurs.

Dans ces temps où la légitimité tend à disparaître derrière une légalité brutale, où la lettre de la loi étouffe son esprit, Deux procureurs nous rappelle que le courage et l’humanisme doivent rester les boussoles de notre éthique politique.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.