Pour les femmes, la vie – peut-être plus que la mort encore – est un accident de travail. Le film de Mascha Schilinski dit peu, et pourtant tout. C’est une plongée dans la mémoire cellulaire. À hauteur d’enfant et d’adolescente, la réalisatrice retrace, sans bornes temporelles concrètes, l’architecture d’une famille qui traverse le XXe siècle dans une ferme d’Allemagne de l’Est. Mascha Schilinski nous glisse entre le visible et l’invisible, entre le dicible et l’indicible, dans les profondeurs des êtres. Elle ne filme pas des personnages, elle filme ce qui les traverse — les silences, les absences, les voix intérieures, les violences et les fantômes hérités.
À travers le trou d’une serrure s’ouvre une fenêtre sur le passé. Les portes de la maison sont autant de seuils qui laissent filtrer les souvenirs, les spectres, les disparitions annoncées. La mémoire devient géographique. Les pièces ouvrent des espaces mentaux.

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Le montage agit comme une cartographie mémorielle, évoquant la BD Here, dans laquelle on remontait le temps à la faveur de fenêtres sur l’avenir ou le passé, de parties de chasse ou de danse qui se seraient tenues sur ce même lieu, sans que personne ne puisse jamais associer les moments entre eux. Comme dans Cent ans de solitude, Sound of Falling retisse ce lien de l’espace et du temps, cette répétition inconsciente. Le montage opère par associations d’idées, par surgissements de souvenirs, de générations, de détails. Une bisaïeule qui refuse de mourir. Des cailloux qui ferment les yeux avant de lester les poches. Une photo de famille énigmatique. Le vertige au-dessus d’une botte de foin. Dans ce kaléidoscope psychogénéalogique, les intuitions et les traumatismes ricochent de mère en fille.
Cauchemar, insectes, bourdonnement — la persistance du traumatisme s’immisce en acouphène. Il y a dans ce film des questions lancinantes, toujours en suspens : combien de temps peut-on jouer à être heureuse ? Que se passe-t-il quand on est mort ? À qui appartiennent les murs de cette ferme, les murs de cette peau ? Il y a des mots et des idées que l’on se répète pour les épuiser : maintenant, maintenant, maintenant.
La voix off ricoche – Noémie, Alma, Elektra, Angelika – chaque fille de la famille décline une époque et un vécu. Les petites superstitions seraient-elles des miroirs ensorcelés de blessures ancestrales ? Nos peurs nous appartiennent-elles ?
D'autres phrases vrombissent comme des amputations : « Gerti vivait pour rien. » Gerti, c’est la domestique ; devant sa porte, les hommes font la queue. Son corps ne lui appartient pas. Les phrases enfantines sont simples, elles disent les abus, les silences, la stérilisation forcée, les femmes réduites. La ferme devient purgatoire, la famille camisole, le corps une prison.
Feminist gaze
Une femme filme. Elle filme l’angoisse avec laquelle les femmes traversent le XXe siècle. Le film veut désincarcérer la souffrance logée dans les chairs. Mascha Schilinski nous invite à adopter le point de vue des femmes, à observer les fantômes. Lorsqu’elle nous présente le corps d’une adolescente que les hommes scrutent, elle souligne la brûlure des regards. Angelika le sent, et nous l’entendons. Impossible d’être complice de cette perversion : lorsque la caméra sexualise un corps, c’est que le personnage l’a choisi. Schilinski prend grand soin de chacun de ses personnages. La réalisatrice nous montre l’angle mort, nous invite à plonger dans ce monde inversé que le cerveau voudrait remettre à l’endroit. L’endroit ici pourrait aussi s’écrire « domination masculine » ou .
Le film tisse un lien écoféministe entre les femmes et les animaux, entre les morts et les vivants. Des mouches comme des peurs qui traversent les corps. Une biche lovée dans l’herbe, qui apaise les pensées intrusives, les instincts mortifères. Des anguilles qui s’entortillent et semblent orchestrer la ronde du temps. Sans cesse revient la chute, le silence, la violence, et l’obsession de la mort.
Comme chez Adèle Yon – dans son essai à succès Mon vrai nom est Elisabeth, elle enquête sur la santé mentale de son arrière grand-mère - les figures de femmes hystériques s’esquissent en repoussoir. Ces femmes qui rient quand il faut pleurer et pleurent quand il faut rire. Ces femmes auxquelles il faut à tout prix ne pas ressembler. Pourtant ses femmes sont là, elles sont là, dans chaque repli du moi, chaque geste du quotidien.
Ce film est un geste politique et poétique. Il propose un autre regard que celui, éculé, du cinéma patriarcal. Un autre « nous », un champ magnétique empathique. Il invite à observer la souffrance des femmes, et ce silence lancinant qui les condamne à errer en fantômes. Parfois, je me demande si elles ont jamais existé.
Dans Sound of Falling, le regard devient résistance, l’écoute devient soin. Dans ce film brillant, douloureux, indispensable, Mascha Schilinski propose une réappropriation du corps, de l’histoire de la douleur des femmes. Après le son de la chute, le silence n’est plus le même.