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Billet de blog 21 mai 2025

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« Alpha » de Julia Ducornau - La peau, terre d’effondrement

Le nouveau film de Julia Ducournau explore un futur fiévreux où l’épiderme devient l'épicentre de la catastrophe. Trois ans après sa Palme d’or pour Titane, la cinéaste revient avec Alpha, une fable dystopique qui fait échos à l’épidémie de Sida.

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Quatre ans après la Palme reçue pour Titane, Julia Ducournau revient avec Alpha, une allégorie de l’effondrement qui imagine une étrange épidémie dans un futur proche. D’êtres de chair et de sang les humains atteints par le virus transitionnent en êtres de terre et de sable.

Alpha n’est encore qu’une enfant lorsqu’elle dessine sur le bras de son oncle Amin. Entre les petites cratères de peau se dessine une constellation, un jeu de points à relier : la maladie redessine le corps, la peau sur les os.

Devenue adolescente Alpha est fugueuse, angoissée et impulsive. Sa mère (Golshifteh Farahani) médecin à l’hôpital, est très inquiète lorsqu'elle découvre sur le bras de son ado un tatouage sauvage, sa fille aurait-elle attrapé le virus ? Alpha porte un A sur l’épaule, une lettre écarlate comme une cicatrice qui l’épingle. Au lycée Alpha devient bientôt la pestiférée.

Lorsqu’elle retrouve son oncle squelettique et azimuté, un Tahar Rahim méconnaissable et brillant dans ce rôle possédé, Alpha menace d’un couteau ce spectre rachitique. Dehors, la terre battue rouge sert de bitume et irradie les boulevards d’une chaleur étouffante. Pour regagner l’appartement de ma grand mère, il faut enjamber les héroïnomanes dans la cage d’escalier.

L’Aïd en famille devient une parenthèse de douceur et de rires. On mange la semoule à la cuillère, pas de mouton pour Alpha. Selon les tantes, il faudrait grossir, ou plutôt maigrir un peu. Amin, et son regard hagard, disparaît à plusieurs reprises : l’homme n’est plus que l’ombre de lui-même.

Fille d’un gynécologue et d’une dermatologue, Ducournau scrute la peau, ses irrégularités, ses souffrances, ses blessures. La peau est à la fois protection et damnation. Après Grave et Titane, Alpha est un nouvel hymne aux déviants, aux monstres. Ducournau sublime les pestiférés. Dans une nuit fiévreuse, les corps d’Alpha et d’Amin, à son chevet, se livrent à une même chorégraphie de torsions : les membres s’arquent, les jambes tétanisent, le torse démange, l’estomac se tend.

« On n’est pas censés exister ? » lâche Alpha. Cette phrase, glissée entre deux missives hostiles, recrée du commun avec son oncle. Une fluidité du lien, comme une poire pour la soif dans ce terrible contexte aride et hostile du repli individualiste.

Dans les crises de panique d’Alpha se cristallisent l’angoisse d’une génération face à l’effondrement climatique. Ici, le psychologique se matérialise physiquement. La peau humaine devient croûte terrestre.  

Mais l’épidémie fait avant tout échos aux années Sida, à cette épée de Damoclès qu’elle faisait planer sur l’amour. Le régime de peur propre à l’épidémie isole, ostracise, réveille des comportements d’exclusion. 

Les petits fantômes du passé s’invitent dans les douleurs d’aujourd’hui. Ici, La Piel que habitamos devient un habitat hostile. L’eau manque partout, jusque dans les veines.

Ducournau devient Méduse : elle transforme les Hommes en pierre. Des poupées de cire calcifiées par leur égoïsme. Les vaisseaux sanguins sont autant de nervures bleues qui zèbrent la roche. Le minéral grignote du terrain. Dans la tempête de sable rougeoyante, les larmes d’Alpha ressemblent au sang des disparus.

Ici, comme souvent chez Julia Ducournau, l’esthétique précède le sens. Son nouveau film même s’il ne convainc pas vraiment, déroule avec une certaine cohérence sa métaphore filée de la peau-terre. Et nous réinscrit, humain.e.s décharné.e.s, dans un destin partagé avec les éléments.

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