Hafsia Herzi revient une troisième fois en tant que réalisatrice à Cannes, et cette fois-ci en compétition, avec l’adaptation de La Petite Dernière, le roman autobiographique de Fatima Daas, sur une jeune fille musulmane qui grandit en banlieue parisienne et découvre sa sexualité lesbienne. Le film s’ouvre sur une prière. Le français se mêle à l’arabe. Les injonctions à la féminité, l’assignation à la cuisine, Fatima les esquive. Fatima est sportive, bonne élève et bagarreuse.
Lorsqu’un camarade de classe homosexuel la traite de lesbienne, elle se déchaîne sur lui avec violence, détruit ses lunettes. Ses amis garçons tentent d’entraver cet accès de rage. Son secret ne doit, sous aucun prétexte, être découvert.
Les espaces de sa vie sont compartimentés : l’appartement, où Fatima prie, vient chiper à manger, et s’écharpe gentiment avec ses sœurs ; le lycée puis la fac, où Fatima se socialise ; les cages d’escaliers, dans lesquelles elle retrouve son petit copain, sa couverture. Mais il y a aussi cette face cachée : celle des applis de rencontres, des dates avec des femmes. Partout, Fatima dénote : pas assez féminine pour ses sœurs et son copain, trop « banlieusarde » dans le milieu lesbien.

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Fatima n’est pas une femme
Monique Wittig l’a dit : les lesbiennes ne sont pas des femmes. Les femmes sont uniquement conçues par le regard des hommes ; elles n’existent que sous leur regard créateur.
L’hétéronormativité est partout : dans les récits graveleux des copains de classe, dans l’homophobie arborée comme un attribut de virilité, l’injonction d’apprendre à cuisiner pour son futur mari, son copain qui lui reproche de ne pas être assez féminine, l’imam qui rappelle à la jeune fille l’interdit de l’homosexualité. Même dans les récits de Sodome et Gomorrhe, les femmes sont exclues. Les lesbiennes n’existent pas.
Hafsia Herzi filme avec délicatesse le désir naissant. Fatima passe entre les gouttes. Le regard masculin, qui sexualise et racialise – les « t’es vraiment belle », « t’es de quelle origine ? » – laisse la jeune fille de marbre.
En cours de philosophie, Étienne de La Boétie et son Discours sur la Servitude volontaire, la libération d’un état dominant fait doublement écho à sa vie.
Fatima ne boit pas, mais elle découvre les joies de la Pride, les nuits en boîte de nuit. Lorsqu’elle vit son premier chagrin d’amour, elle pense que c’est Dieu qui la punit.
Le film se construit comme une antithèse de La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche : le film qui avait reçu la Palme en 2013, et pour lequel les actrices avaient dénoncé les pratiques du réalisateur. Alors que Kechiche projetait son propre script de désirs hétéros sur ses personnages féminins, dans une scène devenue célèbre pour sa longueur et le calvaire qu’elle a représenté pour ses actrices.
Ici, le sexe est suggéré ; Hafsia Herzi privilégie la sensualité et se centre sur le tourment que provoque cette découverte du désir chez Fatima. Les crises d’asthme qui s’enclenchent lorsqu’elle craint d’être découverte et les cigarettes qu’elle allume après l’amour.
Ici comme dans La Vie d’Adele se jouent des différentiels de classe entre Fatima et ses amantes. Les codes de la rencontre amoureuse et de la séduction libérée la jeune Fatima ne les maîtrise pas – elle traine son franc-parler et ses maladresses pourtant sans caricature.
Hafsia Herzi regarde son personnage à sa hauteur, se projette en elle. Comme elle, elle aime regarder au loin, par la fenêtre, se perdre dans ses pensées. De La Graine et le Mulet, qui avait propulsé l’actrice, on retrouve certains gros plans sur les bouches qui engloutissent les pâtisseries, mais pas la méthode de Kechiche, qui poussait ses acteur·rices jusqu’à l’épuisement pour tirer d’eux le substrat de la vie.
La réalisatrice, originaire des quartiers Nord, filme Fatima comme sa mère l’entoure : avec amour.