Dans une lente, mais certaine descente aux enfers, Vernon, rockeur sur le retour, la quarantaine bien trempée, perd progressivement pied. Son travail, ses amis, son logement, le sol se dérobe sous ses pieds. C’est sa vie qui finit par lui échapper. La dégringolade s’amorce avec la fermeture de son magasin de vinyles dans le 19ème "Le Révolver", témoin devenu anachronique d’une époque rock’n’roll définitivement révolue, comme si les derniers riffs de guitare sonnaient le glas d’une époque sonnante et trébuchante. Avec Vernon qui met la clé sous la porte, ce sont tous ses vieux potes, ces infatigables piliers de comptoir qui tombent comme des mouches. Cancer, overdose, accident de voiture emportent ce qu’il restait à Vernon de souvenirs de son passé cocaïné en blouson de cuir noir, des solos de guitare basse, de soirées en backstage et traces sur un coin de lunette de toilettes.
"À partir d'un certain âge, tu ne te sépares plus de tes morts" Vernon Subutex semble choisir le camp des morts contre celui des vivants.
Lorsque Vernon se retrouve à la rue, viré de son appartement, il va devoir pourtant se tourner vers ceux qui restent. Ceux qui ont troqué les rêves immatures d’une existence fugace et intense contre le désenchantement d’une vie raisonnable et sereine. Un destin à la Renaud contre une fin à la Cobain. Emilie la punk devenue fonctionnaire maniaque. Sylvie l’audacieuse transformée en bourgeoise parisienne. Xavier, le père de famille raciste et islamophobe. Bastien le trader désabusé qui arrose à coup de champagne son dégoût pour les pauvres.
Mais Despentes s’invite aussi sur le territoire du genre, du sexe et de la religion avec la jeune Aïcha qui se tourne vers l’islam, la flamboyante Pamela, actrice porno charismatique et drôle ou encore l’envoutante Marcia et le timide Daniel, deux personnages non-binaires qui réinventent le genre comme identité fluide.
Vernon finit chez Patrice, le pote au grand cœur, qui nous émeut, avant de nous glacer. Lui qui aime tellement sa femme qu’il la cogne. Pourtant comme le crient les rues des colleuses de Paris, « Quand on aime on ne bat pas », car oui « Les crimes passionnels n’existent pas ».
Virginie Despentes entoure ses personnages d’un nuage de compréhension. Il se disperse avec leurs aveux coupables, mais une brume d’empathie continue de flouer notre jugement. Impossible de faire tomber l’un ou l’autre dans le puit sans fond du Mal incarné. Chacun a ses raisons. Despentes nous force à les comprendre, à situer leur mal-être dans le contexte d’une époque impitoyable et individualiste.
Thomas Ostermeier qui reprend ce texte avec la précision d’un orfèvre, fait se répondre les monologues, comme s'enchaînent les chapitres dans le roman. Il nous ressert de ce malaise dont on se passerait bien à l’abri d’un grand théâtre parisien. Combien de spectateurs se tortillent dans le confort de leur siège face à Vernon, qui regrette les sourires pleins de compassion qu’il jetait aux SDF avant lui. Ceux qu’on adresse pour mieux digérer notre gène. Un sourire ça ne mange pas de pain, mais surtout ça laisse l'autre sur sa faim.
Avec cette nouvelle fresque sociale Ostermeier réaffirme sa volonté d’inviter la vie au théâtre. Il y a cinq ans le candidat Emmanuel Macron annonçait qu’à la fin 2017 il n’y aurait plus personne à la rue. Pourtant les allées du métro se sont peuplées de Vernon.
Hasard du calendrier, en cette première du 18 juin à l’Odéon, la chaleur inquiète. Les températures caniculaires pourraient s’avérer meurtrières. A Paris l’an dernier 165 sans-abris ont perdu la vie. Avec le réchauffement climatique la mort frappe à la porte des plus vulnérables, ceux qui n'en n'ont pas...
Ces destins croisés, cabossés pointent ensemble le doigt vers un système qui isole et précipite la chute. Un système libéral dans lequel capitalisme et patriarcat de concert brident la créativité et vampirisent les femmes et les hommes. Emmurés dans leurs solitudes, ils sont de plus en plus nombreux à se raccrocher à la haine et au repli, plutôt qu’à la solidarité. Au lendemain des présidentielles et des législatives, alors que le RN multiplie par 10 son nombre de sièges à l’Assemblée, le texte de Virginie Despentes publié en 2015 a le goût amer d’une chute annoncée.
En ouverture de la pièce interprétée par les acteurs de la Schaubühne résonnent les paroles métalliques de "Another Man Done Gone". Sur la scène tournante les tableaux se succèdent entrecoupés de chansons interprétées en live par un quator punk-rock batterie, basse, guitare, chant détonant. Les tubes de The Cramps, Johnny Cash, Gang of Four remplissent la salle de l’Odéon plutôt habituée aux envolées lyriques qu’aux solos de guitares électriques.
Des écrans de télés empilés, un bar improvisé, un grand écran comme un miroir médiatique à la cadence névrotique, des escaliers avec autant de marches à descendre vers les abysses. Le tout surplombé d’un pistolet en néon, qui rappelle l’enseigne du magasin de disque, un révolver sur la tempe de Vernon, prémisse d’un suicide social annoncé.
Vernon Subutex, au Théâtre de l'Odéon du 18 au 26 juin 2022