Gâchis, c’est le mot qui s’impose naturellement à l’évocation de l’œuvre L’Art de la joie publié à titre posthume. Qualifié d’« impubliable » par les maisons d’édition de son vivant, les mémoires de Goliarda Sapienza ont fait d’elle l’une des plus grandes autrices du XXeme siècle. Gâchis. C’est aussi le mot qui s’impose à la vue du film de Mario Martone. Un film qui dévoie le message et le combat d’une vie.
À la question « Quelle est la scène que vous avez préférée ? » : c’est sans conteste l’interview d’archives intercalée dans le générique, après le film donc. On y voit la véritable Goliarda Sapienza expliquer, contre le sens commun, face à un plateau entièrement composé d’hommes, que la prison est un espace peut-être plus libre que le monde du dehors. Qu’elle abrite non pas des faibles et des délinquantes, mais les plus fortes d’entre nous. Ces idées, le film les condamne définitivement par son style léché et par la sexualisation de ses personnages.
Goliarda Sapienza, fille d’anarchistes antifascistes, grandit hors des cadres, sans école et au cœur des luttes. Internée, soumise à des électrochocs, emprisonnée pour un vol de bijoux, elle tirera de ces expériences deux récits puissants : L’università di Rebibbia et Le Certificat. Le film, lui, réduit cette vie hors norme à une parenthèse : Rome, 1980.
Fuori, c’est ce que crient les femmes entre les murs de la prison en tapant sur des casseroles. En français ce chant de résistance veut dire « Dehors ». Il traduit les allers-retours que fait le film entre le passage de Goliarda Sapienza en prison, sa rencontre avec ses codétenues et l’amitié qui se déploie entre elles hors les murs de la prison.
Un film inapproprié
Inappropriée, la flamboyante et impulsive Roberta reproche à Goliarda d’avoir toujours des questions inappropriées. Un reproche programmatique qui semble nous parler du film dans son entier. Ce bain de lumière omniprésent, ces bandes-son guillerettes dans les moments graves, ces inconsistances renouvelées dans le jeu de l’actrice, ce sourire qui supplante toujours une mine défaite. Tout semble ici inapproprié. Une esthétique sous Prozac qui incarne les oscillations de l’âme de l’écrivaine ? Un passage en force de la joie, prescription subliminale du titre du livre ?
Du matériau grandiose et politique des mémoires de Sapienza, Martone a édulcoré toute la force. Il en a fait un mauvais mélo. Maniéré, le film s’épanche sur les émotions de ses personnages dans un pathos indigeste.
Rien ne semble pouvoir entamer le capital beauté de nos taulardes sexy. Qu’elles aient 30, 40 ou 55 ans, qu’elles sortent d’un shoot d’héroïne, d’un séjour en cellule ou d’une tentative de suicide, elles sont toujours impeccablement coiffées, maquillées, sapées comme jamais. Pour le cinéma, meme la prison s’est mise sur son 31. Et au comble de la nostalgie, nos ex prisonnières n’ont qu’une envie lorsqu’elles se retrouvent : reprendre une douche ensemble, comme au bon vieux temps, entre anciennes codétenues, dans l’arrière-boutique de la parfumerie de Barbara.
Faut-il y voir l’esprit de Sapienza, elle qui disait voir dans la prison un espace de liberté insoupçonné ? Ou plutôt l’alibi d’un vieux fantasme patriarcal, adroitement attribué au désir bisexuel et libéré de la protagoniste. On ne peut s’empêcher de deviner cachés dans le hors-champ le regard dévorant des deux hommes de l’affiche de Youth, signé du compatriote italien de Martone, Pablo Sorrentino, derrière les lunettes noires le jeune corps nu leur appartient.
S’emparer d’une égérie de la littérature féministe apparaît alors comme une arme secrète, un totem d’immunité anti-accusation de male gaze. Sauf que face à l’inconsistance politique du film, l’écran de fumée se dissipe. Goliarda est tenue en dehors des questions militantes parce que suspectée d’être une moucharde. La belle affaire.
Le film de Mario Martone trahit la mémoire politique de Sapienza, il vole à la voleuse d’histoire la sienne. Démontrant que même lorsque les femmes se font narratrices, elles ne sont pas à l’abri de se faire rapter leur récit et leur force par un nouveau male gaze dépolitisant et esthétisant. Nous décernons ici la palme de la haute trahison narrative.