"Pauvres créatures" est tout à la fois beau, déroutant et jubilatoire. Un ovni visuel et philosophique, un conte queer contemporain et rétro-futuriste qui conjugue avec grande intelligence les influences. "Titane" de Julie Ducourneau rencontre ici Tim Burton et Wes Anderson pour un coming-of-age féministe et vitaminé.
La pirouette avec l'ordre du monde commence dès le titre : les femmes seraient-elles ces pauvres créatures, émanations divines et fragiles qu'il convient de protéger ? Yórgos Lánthimos assume son male gaze et le met en abîme pour mieux le transfigurer. Ici, la bête difforme crée la belle, d'une beauté diaphane et inquiétante.
Dans ce conte philosophique, Bella conjugue au féminin la rencontre de Candide, Frankenstein et Ulysse. C'est une femme suicidaire à qui l'on a greffé le cerveau de son bébé. Elle évolue ingénue dans le cabinet de curiosité qui lui sert de maison, où son créateur, le professeur Godwin, qu'elle appelle God – Dieu le père, la maintient prisonnière. Après tout, elle n'est qu'une expérience et doit rester pure pour ne pas fausser les résultats.

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Pour Bella, le monde se déploie d'abord dans le cocon protecteur de la maison, terrain d'expérimentation figé au formol. L'espace-temps noir et blanc de l'enfance qui construit l'architecture bigarrée de l'éducation entre le bien et le mal devient bientôt trop étroit pour une exploratrice en herbe. Duncan Wedderburn, avocat, jette son dévolu sur Bella et l'enlève de son plein gré. C'est ce prétentieux tombeur qui l'initie à ses premiers "bonds fougueux". La grisaille londonienne laisse alors place aux palais des désirs lisboètes. Le Fado, les pastéis de Nata, le malfamé quartier Alfama éveillent les sens de Bella. Les émotions éclosent en couleurs.
L'amour, qu'est-ce que c'est ? Un désir de conquête ou un instinct de propriété, un égotrip masqué, ou une fervente aspiration de partage et d'élévation ? "Décris les éléments que je dois chercher à l'intérieur de moi", dit Bella. Comme un enfant peut réenchanter de son regard pur les mouvements d'âme de ses parents avides de nouvelles premières fois, Bella illumine les angles morts de certaines existences. Autour d'elle, Bella reconnecte les hommes de science à leurs émotions, donne une leçon de libération à un coureur de jupons, elle entend même rééduquer au plaisir les habitués du bordel, rallier un cynique à l'espoir du changement.

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Irréductible et imprévisible, la curiosité de Bella ne connaît pas de frontière. Son aventure initiatique l'emmène sur tous les continents philosophiques, des plaisirs épicuriens à la soif de connaissance. Elle s'interroge sur la quête de soi et la mort libératrice, avant de rejoindre ses pénates, tiraillée entre son libre-arbitre et son déterminisme. Comme son créateur, elle veut devenir chirurgienne. Le Docteur Godwin Baxter aux pratiques singulières héritait lui-même cette vocation de son défunt et tortionnaire père.
Bella détient dans son corps la mémoire de sa mère et l'esprit de sa fille. Psychogénéalogie incarnée, traumatismes et cicatrices en bandoulière. En bonne socialiste matérialiste, elle voit dans la prostitution une révolution intérieure et une émancipation face au pouvoir aliénant du travail. "Nous sommes notre propre moyen de production." annonce-t-elle triomphante. Mais force est de constater que le patriarcat a le cuir solide. "Le fait d'être pute dérange le désir de propriété masculin."

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À la lueur de l'odyssée de Bella, le titre révèle une autre lumière : les « pauvres créatures », -« poor things » sonne un brin plus condescendant en anglais - ne sont en réalité que ces hommes si inféodés à la domination qu'ils en appauvrissent l'expérience humaine. Champ contre champ, il est temps d'inverser la focale et d'observer le comportement des dominants. Au bordel, les femmes se font « sujet », les hommes et leurs désirs problématiques deviennent « objet » d'études. Animaux frustrés, ils hantent de leurs pulsions moribondes le cabinet de curiosité qui nous sert de monde.
Le film de Yórgos Lánthimos réussit l'exploit d'être complet sans paraître démonstratif. Il est si étrangement convaincant que l'onirique y devient plus cohérent que le quotidien violent qui nous sert de réalité. Est-ce que les adorables chioies (tête de chien, croupion d'oie) ou les oichiens (tête d'oie et croupe de chien) ne méritent pas davantage leur place dans ce bas monde que les affreux qui entendent exciser les femmes, leur ôtant le seul organe exclusivement dédié au plaisir ?

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C'est d'ailleurs le constat que semble faire Bella face à son irrécupérable ex-mari masculiniste. Lui qui la préfère morte que libre a déjà tout d'un dégénéré. Puisqu'il nous rend chèvre en suivant les préceptes d'un ordre patriarcal comme un mouton de Panurge, autant qu'il retrouve la place qui lui revient et qu’il paîsse tranquille et enfin inoffensif dans le jardin !
Quand le réel est violemment absurde, il n'y a peut-être qu'une belle allégorie de la libération féminine et la flamboyante Emma Stone pour nous présenter le miroir de nos errances. Un chef-d'œuvre fantastique !