Sandra et Samuel sont les parents de Daniel. Le jeune Daniel est malvoyant, suite à un accident, il s’est fait percuter par une voiture il y a quelques années. Alors que Sandra se fait interviewer par Zoé, une étudiante qui prépare une thèse sur ses livres, de la musique retentit à l’étage. L’écrivaine évite avec humour les questions de son interlocutrice, la musique est assourdissante, l’interview tourne court. Daniel part se balader avec son chien Snoop. Lorsqu’il est de retour, il tombe sur le corps de son père, une auréole de sang autour de sa tête tranche avec le blanc de la neige.
Ensuite le bal des autorités s’organise. Pompiers, ambulance, policiers, avocat s’immiscent dans le quotidien de la famille, la scène d’ouverture est rejouée. Qu’a entendu Daniel, où était-il ? Qu’a dit Sandra à Samuel ? D’où viennent les projections de sang sur l’appentis ?

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Un an plus tard, l’heure est au procès, Sandra est inculpée, accusée du meurtre de son mari. Chaque parole est décortiquée, livrée en pâture à l’analyse des médias, des critiques littéraires, du parquet, de l’avocat de la défense, du psy de Samuel, du gendarme.
Par le truchement de caméras s’invitant dans la diégèse, la réalisatrice mélange les regards, dessine plusieurs strates d’opinions. Les caméras des médias, celle des avocats, celle de la reconstitution, s’emparent tout à tour du regard du spectateur. Le film triture la réalité, la malaxe. En bon film de procès, il propose au spectateur de se forger son propre avis. Cette société impitoyable qui juge, dramatise, pointe du doigt, nous y participons. Justine Triet nous fait complices de la vindicte, dépositaires de cette curiosité avide et mortifère.
Il y a deux absents véritables dans ce procès : les jurés et la victime. Aucun des jurés n’est personnifié, c’est bien la preuve que Justine Triet veut qu’ils prennent corps en chaque spectateur. La victime voit aussi chacun de ses mots, chacune de ses intentions interprétées, récupérées. Samuel ne s’incarne véritablement que lors de cette scène de la dispute. Un document authentique, un enregistrement témoigne de ses paroles exactes. Quoique là encore on puisse mettre en doute les intentions : Samuel provoque-t-il l’altercation puisqu’il sait qu’il enregistre la discussion ? Se sent- il en danger au point de chercher une preuve de la violence verbale et physique de sa femme ? Ou n’est ce qu’un moyen de récupérer un matériau littéraire réaliste pour une scène de dispute ?

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Le film esquisse aussi le sujet de l’inspiration dans la création, comme dans Everything will be fine de Wim Wenders, c’est l’événement traumatique qui se fait déclencheur de l’écriture : la mort de la mère, l’accident du fils. Il faut souffrir et détruire pour mieux créer ? Dans le malheur se logent les secrets de la création, les clés du succès ? Le doute s’instille à nouveau, Sandra Voyter aurait-elle créé le matériau de son prochain roman ? Tué son mari par manque d’inspiration ? Mais, là encore, lorsqu’on projette le pire dans les intentions de l’accusée, Justine Triet nous renvoie à notre propre mesquinerie. Sur un plateau télé le chroniqueur d’une émission littéraire avoue amusé : on préfère voir ici une écrivaine qui supprime son mari (un amour passionnel comme l’auraient chroniqué les tabloïds) qu’un suicide banal et ennuyeux. Dans la cruauté de Sandra qui aurait orchestré cette autofiction, il ne faudrait voir que le miroir déformant de notre propre sadisme. Nous nous improvisons scénaristes prévisibles, biberonnés aux faits divers, avides de drames sanguinolents. Dans une étrange théorie de l’évolution qui étudierait les bas instincts de l'humanité, on pourrait ainsi voir l’addiction aux chaînes d’infos en continu comme digne descendante des exécutions publiques, premier maillon de cette cruelle chaîne voyeuriste. Aujourd’hui les vindictes populaires et les mauvaises réputations grandissent sur les réseaux sociaux et les chaînes d’infos.
Lorsqu’elle enregistre sa déposition avec son avocat, Sandra dit ne pas vouloir salir le nom de son mari. Est-ce un stratagème, une pirouette rhétorique comme il y en aura tant dans ce procès, ou un accent de vérité ? Lorsque Daniel apporte le témoignage décisif qui infléchira manifestement la décision des jurés, il pose des mots sur les lèvres de son père. La mise en scène souligne le caractère subjectif de cette vision des faits. Est-il convaincu de l’innocence de sa mère, ou cherche-t-il à la garder auprès de lui ? Difficile de trancher… Mais cette justice qui donne le dernier mot à l’enfant a quelque chose de noble. Elle apparaît certes partiale et pourtant juste, elle lui laisse les rennes de son avenir.

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Guerre des sexes
L’analyse du positionnement de chaque personnage à l’aune de son genre interpelle. Au-delà de l’histoire privée, est-ce une guerre des sexes qui se joue ici ? La première juge laisse Sandra rentrer chez elle avec son fils, une décision soulignée comme exceptionnelle suite à une mise en examen pour homicide. Zoé, l’étudiante qui lui dédie sa thèse, témoigne en faveur de Sandra. Son avocate principale est une femme. Seul l’ami et avocat contrevient à la règle, mais il est manifestement épris de Sandra. D’ailleurs elle-même doute qu’il la croie innocente. De l’autre côté, gendarme, psy, procureur l’accablent. Tous des hommes.
L’expert qui abonde dans le sens d’un homicide et explique les gouttes de sang par un coup porté à la tête est un homme. La femme experte contredit quant à elle ces conclusions et mise en faveur du suicide. Enfin la juge donnera finalement gain de cause à Sandra. Le message serait-il : les femmes l’emporteront, grâce aux nouvelles générations ?
La scène de ménage, merveilleusement écrite et incarnée, inverse les stéréotypes de genre. C’est Samuel qui culpabilise pour l’accident de son fils, Samuel qui fait l’école, qui s’occupe de la maison, de la cuisine, Samuel qui avait besoin de revenir auprès des siens, qui se retrouve écrasé sous le poids des tâches ménagères et celui d’une charge mentale. Qui n’a pas suffisamment de temps pour lui, qui réclame plus de considération, un rééquilibrage pour tout ce travail gratuit. Samuel qui n’a pas le temps d’écrire, étouffé par les contingences matérielles. Samuel qui se retrouve pillé d’une de ses bonnes idées, à l’instar de toutes ces femmes qui ont disparu des écrits de leurs maris. Samuel qui est jaloux des tromperies de sa femme. Il est fragile, dépressif, incapable de garder pour lui cette tristesse qui renvoie son fils à ses incapacités. S’agit-il pour le couple de scénaristes Triet-Harari de dénoncer les dominations d’où qu’elles viennent ? Niant ainsi l’inscription patriarcale de la domination dans la société (comme le fait à bien des égards May December également en compétition à Cannes). Ou s’agit-il d’une nouvelle pirouette nous tendant le miroir de nos contradictions ? Cette femme est libre et voilà qu’on veut encore l’asservir, on refuse qu’elle se réalise professionnellement ? On la ramène sans cesse au rôle de mère et d’épouse. « Égoïste », « glaciale », « un monstre » - Un homme qui délaisserait sa famille pour son art n’aurait rien d’original, dans l’habit féminin ce personnage rappelle en revanche l’obsession du cinéma pour la femme manipulatrice. Mais Justine Triet fait bien sûr échapper son personnage au stéréotype d’une Ema de Pablo Larrain, ou de Gone girl de David Fincher. L’intelligence de Sandra n’a rien d’hystérique, elle est froide mais calibrée. Par la finesse de l’écriture, les nombreux niveaux de lecture et par la justesse du jeu de Sandra Hüller, le film évite l’écueil d’enfermer son personnage dans un archétype, qu’il soit masculin ou féminin.

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« Anatomie d’une chute » navigue entre réalité et vérités subjectives. La tache de sang dessine une zone grise, une zone de flottaison sur laquelle chacun projette ses intentions. Au-delà des caméras, d’autres médiums interfèrent avec le récit. L’avocat général superpose la volonté de Sandra et celle d’un de ses personnages qui s’interroge sur “comment se débarrasser du corps”. Même dans l’idée « pillée » à son mari il est question d’une réalité double, un homme imagine sa vie avec ou sans accident. Comme les branches d’un arbre, le réel se ramifie. A l’heure des réalités alternatives, les différents chemins de la vérité bourgeonnent. Ainsi Justine Triet touche peut-être du doigt l’insaisissable vérité d’aujourd’hui. Dans ce grésillement du réel elle expose la complexité d’une époque.
Ultime prémonition dans la narration : Justine Triet a écrit le scénario avec son conjoint « un véritable monstre à deux têtes” s'amuse-t-elle. Chacun dans une pièce, ils venaient apporter des modifications au texte de l’autre. Parfois sans réussir à s’entendre. L’écriture du scénario a eu lieu pendant le confinement, une période qu’on modéliserait sûrement par un chalet perdu en montagne, isolé du monde. Justine Triet évoque avec malice le danger inconsidéré d’une telle entreprise pour son couple.
En mai le film a reçu la palme d’or à Cannes, « Anatomie d’une chute » ravie autant la presse que le public. Justine Triet triomphe alors qu’Arthur Harari reste au second plan. Là encore, le film fonctionne comme un miroir déformant de la réalité. Avec ce succès prophétisé et cette écriture à quatre mains sur les conflits d’un couple, le film semble nous adresser un dernier pied de nez. “Mon travail c’est de brouiller les pistes, détruire le réel” dit Sandra de son œuvre. Justine Triet zoome sur nos perceptions, parfois trompeuses et mensongères. Notamment les bruits et le toucher d’un enfant dont la vue est entravée. Puis elle dézoome, élargit la focale, capte les biais sociétaux, conjugue les préjugés, déjoue les stéréotypes de genre. Le film nous tend le miroir de nos propres carcans. Sandra n'est pas la seule à être menacée d’emprisonnement. Le corps et la société que nous habitons tracent les contours de nos propres prisons.