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Billet de blog 24 mai 2024

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« Bird » d’Andrea Arnold - Les ailes du devenir

Fable sociale et onirique, avec « Bird » Andrea Arnold dresse un portrait doux et émancipateur d’une adolescente en pleine mue dans un environnement hostile. Contre la violence larvée d’un espace urbain masculin et toxique, Bailey convoque les forces animales et la légèreté du rêve. En Compétition officielle au Festival de Cannes

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Bird, l’oiseau, c’est d’abord celui que Bailey observe derrière la grille d’un passage aérien, une promesse de liberté grillagée. Elle est interrompue dans sa rêverie par un homme bruyant et extatique. Bug son jeune père, qui ne lui ressemble en rien, lui tend un gros crapaud dans un sac plastique plein d’eau. C’est le « crapaud à came ». À tue-tête, père et fille beuglent et fusent sur la grosse trottinette dans les rues d’un quartier populaire du Nord du Kent. « Le transport des pauvres » balancera Bug un peu plus tard.

À chaque étage du squat qui leur sert de maison, animaux et énergumènes se côtoient ; la voisine d’en dessous a perdu son boa. Ici les animaux serpentent les murs comme les corps. Sur celui de Bug, des tatouages d’insectes se croisent : un mille-pattes lui remonte le long du cou, un cloporte sur la main, une araignée en haut le bras. Autant d’animaux totems, reflétant les facettes de sa personnalité : un père maladroit, impulsif, aimant mais égoïste. Il s’est mis en tête de faire cracher de l’oseille à sa nouvelle poule aux œufs d’or. La bave du crapaud doit le transformer en prince charmant et payer son mariage avec sa nouvelle copine.

Bailey se réfugie du brouhaha environnant dans le cocon de sa chambre. Les chiens ne font pas des chats, Bailey voue elle aussi une fascination aux petites bêtes. Elle les étudie avec attention, les touche avec délicatesse. À 12 ans, arrivent les premières règles, elle aussi prépare sa mue, trépignant de pouvoir à son tour s’envoler. Andrea Arnold habite de sa caméra l’espace de la chambre, captant les petites obsessions adolescentes, rendant l’espace familier, protecteur contre le reste du monde hostile.

Illustration 1
Bailey (Nykiya Adams) © Atsushi Nishijima

Lorsqu’elle ne s’ennuie pas dans son lit, Bailey fuit, dévale en trombe les escaliers, suivant discrètement son frère dans les expéditions punitives qu’il mène avec sa bande contre les crapules violentes qui peuplent la faune du quartier. Exténuée, elle se laisse engloutir par les bras de Morphée dans un terrain vague, écrin de nature en terre urbaine, espace de respiration hors du temps et du bitume. Dans ce jardin d’Eden aux allures de prairie fantastique, la grosse langue d’un cheval vient l’extraire au sommeil. C’est là qu’apparaît le véritable Bird, un humain illuminé, étrange, qui évolue plus qu’il n’avance, virevolte plus qu’il ne marche.

Bird, avec la voix chuintante de Franz Rogowski, porte une jupe et un sourire à toute épreuve. Il joue les funambules sur n’importe quel parapet. Bird ne rentre pas dans le stéréotype viril et fort, il ne ressemble pas aux hommes qu’elle a autour d’elle. Appartient-il à ce monde ? Bird lui donne des ailes lorsqu’il lui dit qu’il la trouve belle. Bailey n’est pas « moche comme un pou » comme lui a dit son père.

Avec les vidéos que Bailey projette sur ses murs, Andrea Arnold documente les souvenirs et les papillons dans le ventre de son héroïne. "Love is a strange thing", souligne la musique. Entre l’intérieur et l’extérieur, le réel et le rêve, les frontières deviennent poreuses. Les insectes s’aventurent sur les cous et les murs, les oiseaux se muent en messagers et en justiciers.

Alors qu’elle veut débarrasser ses petits frères et sœurs du nouveau petit ami ultra-violent de sa mère, Bailey, par la force émancipatrice de son imagination - puis Andrea Arnold en images - transforme Bird en oiseau. Le bec de lièvre de l’acteur devient celui, acéré, d’un rapace qui s’abat sur sa proie, incarnant la masculinité toxique et les violences conjugales. De son envergure, il l’enserre, déploie ses ailes et jette aux oubliettes, à quelques blocs de là, le compagnon violent. Les contes sociaux ont aussi le droit à leurs écarts fantastiques pour triompher du mâle.

Même si le personnage illuminé de Bird manque de profondeur et peine parfois à convaincre dans ce tableau qui entrelace finement réalité sociale et échappatoire onirique, le film nous embarque avec poésie dans la mue et les premiers envols d’une jeune adolescente. Après American Honey, Andrea Arnold confirme l’acuité avec laquelle elle sait filmer la jeunesse en quête de sens entre pauvreté et violence.

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