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Billet de blog 24 mai 2024

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"La jeune fille à l’aiguille" de Magnus von Horn - L’aiguille sous roche

Magnus von Horn rejoue un drame national qui a secoué le Danemark au début du XXeme siècle. A travers la déformation des visages il explore les mutilations auxquelles la misère et la guerre exposent les corps. Le film dresse un portrait nuancé d’une femme aux multiples visages, mais pèche par ses intentions démonstratives évidentes. En compétition officielle au Festival de Cannes

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Les visages sont déformés, se fondant les uns dans les autres. Ces expressions d’horreur et de souffrance évoquent des visions du Tartare ou de mythiques champs de bataille. Ce tableau d’ouverture fait écho à tous les visages que le film va déformer : celui d’une petite fille violemment corrigée par sa mère, les supplications de Karolina tentant de garder son logement, les grimaces qu’elle adresse sous cape à son chef de service, et l’effroi lorsqu’elle découvrira ce que trame celle qu’elle prenait pour son ange gardien.

Karolina vient de perdre son appartement. Son mari a disparu au front. Son minois délicat séduit son patron. Mais gommer ses grimaces disgracieuses ne suffira pas à conquérir le cœur de la baronne, sa mère, héritière de la famille fondatrice de l’usine de couture. Alors Jorgen refusera de l’épouser, trop attaché à son rang, et Karolina sera renvoyée.

Illustration 1
© Lukasz Bak

Renvoyée de l’usine, renvoyée à son rang et à son inexorable condition de fille-mère au début du XXe siècle. Karolina retrouve alors le monde des grimaces. Son mari est revenu du front, la gueule cassée — un masque recouvre la moitié de son visage. Cette impassibilité de statue tranche avec les borborygmes lorsqu’il se met à table, et les cris d’effroi qui les réveillent la nuit. Les mêmes étreignent les spectateurs qui découvrent l’abysse dans son visage, et son œil de verre désaxé. Le mari de Karolina est maintenant bête de foire dans un cirque.

Au bain public, Karolina s’enfonce une aiguille entre les jambes. Dagmar Overbye, une vieille femme au regard aussi profond qu’impénétrable, lui tend alors la main. Dagmar fait des jeunes années une sorte de spécialité. Sa boutique de friandises a pignon sur rue, mais dans l’arrière-boutique, elle récupère en douce les bébés dont personne ne veut. Karolina accouche à l’usine sur un tas de patates avant de porter son nourrisson à sa bienfaitrice. Traînée dans la boue, exploitée, le corps tiraillé par la misère et la grossesse, Karolina cherche à apaiser le déchirement de l’abandon de son enfant en proposant ses services de nourrice à Dagmar. Dagmar Overbye est un personnage complexe, une femme aux mille visages, aussi libre que possédée, protectrice que dangereuse. Karolina découvre bientôt l’éther qui apaise ses tourments, et les petits os qu’elle dissimule sous le tapis.

Illustration 2
Dagmar Overbye © Lukasz Bak

Le 3 mars 1921, Dagmar Overbye fut condamnée à la peine capitale à l'issue d'un procès qui a secoué tout le Danemark. La tueuse en série avait assassiné 25 enfants, y compris l'un des siens, entre 1913 et 1920. Magnus von Horn nous oblige à comprendre les motivations de cette femme. Devant la cour, Mme Overbye se présente en héroïne. Les « enfants de la honte » personne n’en veut. Il faut bien quelqu’un pour soulager les nouveau-nés d’une existence condamnée. Cette scène de procès rappelle la mère infanticide d’Alice Diop dans Saint Omer. À sa manière, Magnus von Horn réhabilite lui aussi le geste de cette femme, immorale faiseuse d’anges qui entendait avant tout préserver la vie de ces femmes.

Si le film pèche par son intention démonstrative évidente sans laisser le temps aux émotions de gagner en ampleur, le choix du sujet a le mérite d’interroger sur les responsabilités collectives et sur le choix désespéré d’une mère qui recourt à un infanticide.

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