- Tu crois qu’il y a des gens qui n’avaient pas vu À bout de souffle ?
- Ils n’ont rien dû comprendre.
Voilà ce qu’on pouvait entendre en laissant traîner une oreille baladeuse à la terrasse d’un café, à la sortie d’une projection cannoise du film Nouvelle vague de Richard Linklater présenté en compétition à Cannes.
Non content de figurer parmi les privilégiés conviés à la grand-messe, il faut encore renforcer la distinction. Ces ignares qui n’auraient jamais vu À bout de souffle ne pourraient rien comprendre au film, et les deux étudiants en cinéma s’en gargarisent parce que oui, eux, bien sûr, ont vu ce monument du cinéma. Ce film génial qui paraissait une folie à l’époque : sans scénario, plein de stratagèmes de mise en scène, dont le son a été entièrement rajouté en postproduction. Ce que les écoles n'enseignent peut être toujours pas c'est ce que Geneviève Sellier dénonce dans son dernier livre, dans la Nouvelle vague réside aussi la fabrique de la domination sur les tournages, la toute-puissance du réalisateur.

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Peut-être que Nouvelle Vague, au fond, parle davantage de ceux qui l’aiment que de cinéma. Dans une succession de mises en abyme, le film qui filme Godard en train de filmer enchaîne les salles obscures et les airs profonds avec lesquels on décrit le septième art, ce qu’il est et ce qu’il n’est pas. Et cette vérité est bien sûr détenue par la tripotée des Cahiers du cinéma et réalisateurs en herbe : Jacques Rivette, Claude Chabrol, François Truffaut, Suzanne Schiffman, Éric Rohmer, et Jean-Luc Godard bien sûr, le plus acerbe, le grand génie.
Sur la terrasse du Louxor, au journal ou sur la Croisette la critique sévit. Triomphe des 400 coups, des cadres dans des cadres, ce n’est pas le Palais des festivals, c’est le palais des glaces, un entre-soi léché. Après la petite bande de créateurs en herbe, on retrouve Belmondo à la boxe, et Jean Seberg. Ça fume comme des pompiers.
Alors oui, comme Godard s’amuse à le claironner, disons-le : c’est dégueulasse.
Dégueulasse de ne vouloir maintenir le cinéma qu’entre quelques mains, de se prétendre d’une révolution en l'épuisant. Le Male gaze devient graphique : lunettes noires, qui réverbère l’écran, air inspiré, grandes phrases sur le cinéma saupoudrées de "mort" et de "destin". "Pour faire un film, on a juste besoin d’une femme et d’un flingue", et pour Jean Seberg il faudra qu’elle soit entre la sainte ni-touche et la pécheresse, entre Sainte Jeanne et Bonjour Tristesse. On est loin de "l’anarchie morale" qu’on nous promet, et plutôt proche des archétypes mère et putain entre lesquelles les personnages de femmes se débattent.
Avec la Nouvelle Vague se lance le cinéma d’auteur. Si dans le regard d'hier Godard passe pour un fou, le regard d'aujourd'hui sait qu'il faut avant tout voir en lui le génie. "Vous voyez vous commencez à comprendre" lâche-t-il à Jean Seberg, et nous de nous enjouer de savoir avec lui, de la trouver naïve de ne pas savoir comme nous. La Nouvelle vague portait un projet créatif pour le cinéma qui se voulait profondément libre, libéré des contraintes formelles et des conditions matérielles aliénantes, comment alors se satisfaire qu'il n'en reste que la notoriété inébranlable et l’autosatisfaction des cinéastes qui s’en réclament ?
Voilà, c’est le film sur l’entre-soi du cinéma, il y en a au moins un par an en compétition à Cannes. L’an dernier c’était Paul Schrader qui parlait de lui en réal vieillissant, cette année c’est Linkslater, qui regrette ce temps de liberté de la création. Geneviève Sellier vient d’en faire un livre. Dans Le Culte de l’auteur, elle montre cette figure de l’auteur démiurgique, héritée de la littérature, et démontre comment ce culte installe la possibilité des violences sexuelles sur les plateaux.

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Dans une autre sélection, un autre film porte presque le même titre. La Vague, La Ola, le nouveau long métrage de Sebastián Lelio, présenté dans la sélection Cannes Première, est un film musical sur les mouvements féministes dans les universités chiliennes. Un noir et blanc léché contre les couleurs saturées. Les deux films n’ont peut-être en commun que le bout de nom. La Ola nous sert une sorte de High School Musical féministe, un Un, dos, tres qui déconstruit les histoires d’amour enseignant-élève pour y voir toute la domination qui s’y joue.
Julia, une jeune étudiante, réalise qu'elle a été victime de viol à force de parler avec ses amies. Dans l’établissement, la colère gronde, les témoignages s’accumulent et les jeunes filles s’organisent. Actions coup de poing, protocoles de protection, plaidoyers, rien n’arrête la vague. Alors que les questions sur la présomption d’innocence et sur le tribunal médiatique s'imposent, les militantes étudiantes réclament au réalisateur la suite du scénario, et crient à l’appropriation par un homme de leur mouvement. Dans un caméo malicieux, le réalisateur répond à cette attaque anticipée : c’est un honneur pour lui de tourner leur donner un espace, de porter leur message.
Dans la scène d’ouverture du film, alors que Max et Julia se séduisent en boîte de nuit, leurs deux ombres se découpent sur un magma rougeoyant. C’est une image empruntée à Ema de Pablo Larraín, aussi producteur du film — et voilà venu le temps de la référence esthète, montrer qu’on sait, qu’on a vu, sport national du critique. Dans Ema, Larraín décrivait le plan machiavélique de la magnétique danseuse Ema pour rassembler autour d’elle des enfants qu’elle se serait choisis, manipulant au passage les sentiments de ses amants. Si ce film semblait s’inquiéter de la rage féministe, La Ola la sublime dans un kitsch assumé. Le film s’éternise un peu, mais fait de ses imperfections une sorte de force.
Rien en commun, non, ces deux films n'ont vraiment rien en commun. Ils gravitent dans des univers imperméables l'un à l'autre. Aucun doute que le flash mob acidulé ne sera pas du goût des aficionados de (la) Nouvelle Vague. La rencontre du pamphlet féministe et de la télénovela se verrait vite discrédité par les Cahiers comme art populaire indigne du grand écran.
Ce qui touche un ou une spectateur.rice au cinéma, c’est sûrement ce qu’il ou elle peut déplier pour soi. Ce mélange de commun et d’étranger qui suspend l’incrédulité consentie et entraîne sur un certain chemin d’évasion. Alors quand le cinéma s’éprend de lui-même, coincé dans sa tour d’ivoire, Narcisse en egotrip, il se tire une balle dans le pied. Rendre hommage à la Nouvelle Vague sans jamais la questionner a quelque chose de profondément contre-révolutionnaire.
Quand le cinéma devient pure distinction, exclusion plutôt qu’intersection, échos sempiternels d’une nostalgie sous perfusion, butin immortel d’un cercle choisi. Quand il ne s’adresse qu’aux esthètes, il devient conservateur, élitiste et patriarcal. Orthodoxe, au sens de Bourdieu.
Avec la Nouvelle Vague, on s’installe dans le confort de ce qu’on aime connaître et reconnaître chez soi, entre soi. Les références sont ciselées, c'est maîtrisé, on en ressort content de soi. Dans La Ola, on se déplace, on s’agace, on s’extasie et on s’ennuie. C'est une véritable expérience de cinéma.