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Billet de blog 24 mai 2025

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« Un simple accident » remporte la palme d’or

Jafar Panahi refuse de céder au cynisme, comme au régime. Son film, qui vient de remporter la palme d’or à Cannes est drôle, parfois absurde, et pose les questions essentielles de la légitimité de la violence et de la vengeance. Un film aux dialogues ciselés qui désamorce les instincts punitifs, comme une invitation à l’invention d’une autre société pacifiée.

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Un couple et leur fille en voiture la nuit. L’homme est derrière le volant, mutique, sa femme à côté de lui est enceinte. La petite demande à monter le son de la musique, quelque chose percute la voiture. Un chien errant, il est mort. La petite serre sa peluche qui ressemble au Milou de Tintin, elle n’a plus le cœur à la fête. Un simple accident, que Dieu a mis sur leur chemin.

Mais la voiture tombe en rade. Le père de famille s’en remet à un ouvrier devant une usine. Dans l'arrière boutique près de la volière Vahid est au téléphone avec sa mère. Quelque chose passe dans son regard lorsqu’il entend la démarche chuintante du père de famille. Ses yeux se figent, il prend congé de sa mère au téléphone. La voiture redémarre, il la suit en filature. Le lendemain, il fulmine, abat sa pelle sur la tête du conducteur et l’embarque fissa à l’arrière de sa camionnette. Il va l’enterrer dans le désert. Cet homme est son tortionnaire, celui qui a bousillé sa vie. C’est sûr, c’est lui. Pourtant, Vahid ne parvient pas à en avoir le cœur net.

Au cours du road-movie tragi-comique qui va suivre, il entrainera dans son expédition punitive une équipe improbable d’anciens codétenus. Certains l’appelaient la Guibole, d’autres l’Éclopé, mais tous se souviennent de son sadisme, de sa cruauté, du zèle exemplaire qu’il mettait à soumettre leurs corps aux sévices corporels.

La fiction rejoint la réalité

Comme dans Taxi Téhéran, Jafar Panahi filme depuis une camionnette, dans l’habitacle. C’est un dispositif scénique indispensable à plusieurs égards : il répond au besoin des protagonistes du film – et du tournage – de passer sous le radar du régime, d’échapper à sa surveillance.
Le réalisateur iranien a passé 200 jours en prison. Lorsque ses personnages parlent des sévices qu’ils ont subis, il sait de quoi ils parlent. Le secret a d’ailleurs été maintenu autour du film jusqu’à sa diffusion, là aussi pour échapper à la censure et à la répression du régime.
Plutôt que de montrer les geôles, Panahi laisse de l’espace à l’humour et à l’espoir. Dans une scène en plein désert, les protagonistes citent et rejouent En attendant Godot. Allah pourtant, n’a pas vraiment volé à leur secours lorsque la corde menaçait sans cesse de leur pendre au cou. Pour l’espoir et les signaux faibles de libéralisation, il y a les têtes des femmes davantage découvertes. Mais quand il s'agit des institutions, le constat est plus amer, une femme en train d'accoucher doit être sous la responsabilité d'un homme, elle n'a d'identité donc de droit aux soins que sous cette condition.

Illustration 1
© Memento

Inversion de rôles
Avec son film, Panahi montre la versatilité avec laquelle des humains s’élancent dans la vengeance. Qu’ils soient dans une conversation douce avec leur mère comme Vahid, sur le point de se marier comme Maria, ou en train de travailler comme Shiva ou de zoner comme Hamid, tous ou presque acceptent l’invitation à l'expédition punitive. Davantage pour mettre la main à la pâte que pour se poser en justiciers de l’otage inconnu. Masqué, brimé, le père de famille Eclopé présumé, se retrouve réduit à la position de ses anciennes victimes.
Pour qu’il puisse se soulager, Vahid va pourtant jusqu'à le porter sur son dos. Lui qu’on surnommait la Cruche parce qu’il se tient toujours la hanche de douleur, et à cause de l’incontinence qu’il a héritée de la prison. Malgré ses souffrances il se retrouve à porter sur son dos l’homme qu’il soupçonne fortement d’être son bourreau.
Panahi réserve un coquin de sort à ses anciennes victimes qui revêtent les habits de tortionnaires. Pourront-ils encore se regarder en face s’ils réalisent qu’ils sont capables de commettre les mêmes horreurs que le régime d'Ali Khamenei ?

Sans relativiser la violence du régime, Panahi parvient, par son regard sociologique, à passer au crible les instincts vengeurs et punitifs qui gravitent en nous. L’engrenage infernal de la violence, le dilemme cornélien, les joutes verbales, plaidoyers et réquisitoires, tout est ciselé dans les dentelles langagières et les circonvolutions d’une argumentation étayée, qui sont l'une des marques de fabrique du cinéma iranien (on pense à Un héros et à Le Client d’Asghar Farhadi). Par sa photographie aussi le film désenclave le regard, élargit la focale et éclaircit l'horizon.
Un simple accident nous parle de l’Iran, mais aussi d’Israël-Palestine. Il nous parle de tous les régimes autoritaires, des guerres héréditaires, qui ne peuvent s’éteindre que dans le difficile renoncement à la vengeance. Un acte de résistance et de résilience politique, qui invite à toujours s’interroger sur l’éthique humaniste de ses actes.

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