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Billet de blog 24 mai 2025

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"Valeur sentimentale" de Joachim Trier - Ode brillante à l'autodétermination

Le roi du spleen distille depuis "Oslo, 31 août" la mélancolie d’une génération. "Valeur sentimentale" est un chef-d’œuvre qui porte un projet politique de déconstruction et de réconciliation. Un diamant brut qui offre autant de perspectives que de ficelles narratives, et qui nous propose de faire la paix avec le rôle que le déterminisme joue dans nos vies préfabriquées.

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Qui dessine le scénario d’une existence ? La maison qui abrite une enfance ? Une voix off qui se croit omnisciente ? Le petit scénariste intérieur et muet d’un·e spectateur·rice ? Les acteur·rices qui coulent leurs mots et leurs corps dans une histoire ? Ou les objets qui décorent le temps d’une valeur sentimentale ?

Affeksjonsverdi, c’est le titre norvégien du film. Au premier abord, il paraît impénétrable pour qui n’entend rien à la langue d'Henrik Ibsen. Et puis, à y regarder de plus près, en abandonnant le syndrome de l’imposteur·rice, on reconnaît dans Affeksjon l’affection (du latin affectio), et dans Verdi la valeur (du latin valere). La valeur sentimentale, ce serait celle immatérielle qu’on situe au-delà de la valeur marchande, dans le relief des moments passés dans certains endroits avec certains objets. Il nous faut parfois des mots compliqués pour recouvrir les aspérités du réel. La paréidolie en est un. Cette manie de dessiner mentalement des visages humains dans le mobilier urbain. Deux yeux dans les fenêtres et une bouche dans la porte. Un ventre dans les escaliers qu’on dévale. Nora enfant se demande si sa maison préfère, comme elle, se remplir des histoires des autres.

Joachim Trier reprend son duo d’acteur·rices fétiches. Dans Julie en douze chapitres, Renate Reinsve campait une jeune fille impulsive, rayonnante et insolente, elle avait toujours peur de s’ennuyer et envie de se réinventer. Dans Valeur sentimentale, la voilà devenue comédienne : c’est sa nouvelle méthode pour tromper l’ennui et échapper à elle-même. Elle s’appelle cette fois Nora, mais c’est toujours la même, solaire et tourmentée. D’ailleurs, son amoureux dans Julie, Aksel, interprété par Anders Danielsen Lie, est aussi son amant dans Valeur sentimentale ; il se nomme ici Jakob. Tout porte à croire que Trier taille ses rôles sur mesure pour ses acteur·rices. C’est d’ailleurs ce que son personnage de père réalisateur, Gustav, fait pour sa fille Nora. La justesse admirable du film tient autant à la finesse d’écriture qu’à la proximité au réel. C’est incontestablement le film le plus sincère de Joachim Trier, alors même – ou peut-être justement parce que – qu’il n’en finit pas de jouer avec les niveaux de narration.

Illustration 1
Gustav (Stellan Skarsgård) et Nora (Renate Reinsve)

Gustav Borg (Stellan Skarsgård) est un réalisateur à succès qui a d’abord brillé par son bruit – c’est en ces termes que la rédaction de la petite Nora décrit les disputes violentes de ses parents – puis par son absence. Après le bruit, le silence se fait retentissant dans la maison familiale. La petite Nora est l’aînée de la famille ; après avoir passé son temps à écouter les patients défiler dans le cabinet psy de sa mère, elle devient comédienne. Agnès (Inga Ibsdotter Lilleaas), la cadette, est historienne à l’université.
Quand leur mère décède, le père revient dans la maison familiale. C’est ici que son arrière-grand-père est mort, ici que sa grand-mère est née, ici aussi que sa mère s’est ôté la vie. Il s’agit pour chacun·e de raconter son histoire, la petite ou la grande.
Gustav Borg a écrit un scénario pour sa fille, qu’il compte tourner ici, dans la maison familiale, et avec elle. Puisqu’elle refuse, il trouve une actrice hollywoodienne pour la remplacer. Le synopsis n’est pas sans rappeler le Toni Erdmann de Maren Ade, qui figure parmi les productrices. On y retrouve ce motif de la relation père-fille accidentée, une communication impossible, une incapacité à se comprendre. Sauf qu’ici, ce n’est pas la fille, mais le père qui agit en narrateur vampirisant.

Joachim Trier fait la part belle à ses personnages de femmes, aborde chacune en profondeur, leur donne relief et complexité. Le film contredit nos attentes et nos tentatives prématurées d’enfermer un personnage dans un rôle. On voudrait classer l’actrice hollywoodienne Rachel Kemp dans la catégorie candide ; son discernement nous prend de court. Le visage rayonnant de Nora n’est que le masque social d’un grand vide de soi. La plus jeune sœur, Agnès, se révèle plus apte au conflit que ses premiers évitements ne le laissaient croire.
Même la dépression de la grand-mère révèle, dans les marges du film, ses origines dans les secrets de la guerre.
Trier tord également nos biais de confirmation par des twists diégétiques. Après un échange houleux, on n’est pas étonné de ramasser Nora à la petite cuillère, si dévastée qu’elle en pleure par terre au chevet de son lit. Mais le film se dérobe, nous piège, les évidences que nous installons par anticipation sont sans cesse déjouées. C’est là aussi une manière de s’opposer au fatalisme du déterminisme.

De son alter ego, Trier évite de construire un portrait flatteur. Gustav Borg n’observe en premier lieu chez les femmes que leur beauté. Impossible de se montrer vulnérable : il aime tout contrôler. Mais ce regard réflexif, le réalisateur et son personnage le posent aussi sur eux-mêmes : sa lâcheté face à un ami de longue date qu’il abandonne finalement, le manque de discernement dans sa direction d’une actrice.
Faut-il y voir un mea culpa ? Une amende honorable pour avoir un peu trop sexualisé et prêté à Julie, sa précédente protagoniste, un regard trop lisse et naïf sur elle-même ? Avec le réalisateur, son personnage a évolué.

Hyperbole du patriarcat, le papa réalisateur édicte, dirige et dicte – déformation professionnelle. Sa fille devrait jouer dans son film, arrêter le théâtre, écrire elle-même, être libre, arrêter de se laisser dicter des rôles, cesser d’être dans l’agacement permanent si elle ne veut pas finir seule. Les injonctions pleuvent, contradictoires et tranchantes : Gustav Borg, réalisateur avant d’être père, sature l’espace narratif. Mais la répartie fuse aussi, cinglante. Pour être libre en tant qu’artiste, il faudrait surtout ne pas avoir d’enfant.

Nora est bien la fille de son père. Mais alors, le vertige déterministe reprend du service. Même dans les frondes qu’elle lui oppose, le père-réalisateur serait encore à la manœuvre ? Lui, l’immanquable géniteur implicite de son insolence ?

Cette relation entre un père et sa fille ne contient pas qu’une histoire individuelle. Elle nous renvoie à un débat de société plus vaste. Une lutte civilisationnelle. Dans le corps et les idées de Gustav et Nora s’incorporent le social. Archétype de sa génération et de son genre, Gustav ne peut s’empêcher de renvoyer les femmes à leur plastique. Il manque cruellement d’empathie et peine à se remettre en question. Nora incarne la jeunesse féministe, ses aspirations à l’autodétermination ; en lutte contre les vieux démons, les prisons conservatrices. Mais encore là, Trier ébauche les archétypes pour mieux les torpiller.

Conjurer le sort par la fiction
Comment échapper aux malédictions contenues dans le vécu des ancêtres ? Nora ne se résout pas à aller voir un psy, parce que sa mère l’était. C’est de son métier qu’elle a fait une thérapie : échapper à elle-même par le truchement d’autres vies à performer. La beauté des ombres, c’est ce qui rassemble le métier de psy de la mère et celui de réalisateur du père : l’invisible derrière la texture du visible.

Par leurs scénarios, Borg et Trier veulent offrir à Nora une autre catharsis. La laisser expérimenter dans sa chair le gouffre, donner forme humaine à une pensée intrusive. C’est peut-être là que réside la meilleure manière d’y renoncer. La comédie peut servir de laboratoire de la vie, de terrain d’expérimentation pour les acteur·rices, et pour les spectateur·rices qui se coulent en eux. Habiter un rôle pour mieux s’en émanciper, et s’ôter l’envie d’en finir.

Illustration 2
Nora et Agnes (Inga Ibsdotter Lilleaas)

Spectateur·rices, figurant·es de l’ombre
Ce sont peut-être les spectateur·rices, foule silencieuse, qui officient comme personnages secondaires dans le hors-champ. Dans leur Kopfkino, projection programmatique dans le cinématographe intérieur, chacun·e se rejoue les scènes de sa maison d’enfance, une rédaction, un enterrement, les canalisations d’un poêle comme appareillage d’espionnage.

L’arborescence complexe que tisse Trier jette le trouble, agit par métalepse – concept théorique inventé par Gérard Genette – un brouillage entre les niveaux de narration. Trier crève le quatrième mur, ses personnages qui naviguent entre les différents niveaux de fiction nous apparaissent comme nous autres, performants la vie, enfilant les masques sociaux. Renate joue son propre rôle d’actrice, Gustav joue Joachim, et nous, à quoi jouons-nous, public possédé ?
Dans une très belle initiation à la réalisation, Gustav ou Joachim, on ne sait plus, nous livre les petits secrets des effets spéciaux élémentaires, façon Méliès, comme il les livrerait à son petit-fils Erik. Il nous invite dans la famille cinéma.

C’est presque imperceptible. Au début, on se dit qu’on a peut-être rêvé, mais non, la réitération confirme l’intuition de départ. Après les scènes les plus denses, Joachim Trier laisse quelques secondes d’écran noir : aucune musique, aucun fondu, des pauses pour faire le vide, comme un battement de cil appuyé. C’est une manière de nous tailler des respirations après les scènes les plus éprouvantes émotionnellement. Le cinéaste norvégien nous laisse le temps d’apprécier l’épaisseur du moment, d’en saisir les chemins, les profondeurs. Or ces arrêts sur image, ces petites pauses de sens, ces terrains propices aux épiphanies à retardement se poursuivent après le film. Le temps s’arrête, les mains se mettent sur pause, le regard dans le vague, et on se prend à rejouer une scène depuis la salle de projection interne. On saisit finalement une pirouette de mise en scène, on observe d’un autre angle une dispute ou une répétition. Peut-être qu’il, elle, on a aussi voulu dire ça.

Comme si Trier, jusque dans son scénario programmatique, avait prévu que chez nous aussi, les révélations se décanteraient progressivement et spontanément à la fois. Par à-coups, le film continue de révéler ses secrets dans les heures et les jours qui suivent sa réception. C’est une expérience cognitive au long cours, qu’on pourrait comparer à une sorte de crue régulière. Une entreprise de réalisation lente et progressive, comme une marée montante que l’on mesurerait au crayon de bois sur la verticalité d’une encadrure de porte. À mesure qu’un enfant grandit, la jauge de l’entendement se remplit. Le film de Joachim Trier nous fait la courte échelle, nous livre la chromatographie d’une famille, ses couleurs qui se révèlent et ses autres qui, avec le temps, s’affadissent.

Mais alors, pourrait-on le soupçonner de parachever le rêve totalitaire de tout réalisateur-dictateur en son tournage ? Dicter par appropriation non plus seulement la chorégraphie des acteur·rices, mais celle des spectateur·rices ? Semer par insémination narrative des instants réflexifs ? Régner en maître sur les corps comme sur les esprits ? C’est plus compliqué que ça. Le film de Joachim Trier, sous ses airs de dissertation sur la masculinité toxique et la dévorante domination des pères, est une ode à l’autodétermination.

Dans une époque marquée par une prise de conscience féministe, antiraciste, et un backlash masculiniste blanc, les idéologies politiques s’adossent à une appartenance identitaire. On ne se reproche plus de penser ce qu’on pense, mais d’être ce qu’on est. Trier fait le pari de la réconciliation. Sans verser pourtant dans un écueil mou et démobilisant.

Puisque le scénario reste entre les mains d’un homme, qui édicte et dicte la conduite des acteur·rices, dans cette famille du cinéma, Trier s’emploie à déconstruire son male gaze. Comme la génétique et l’éducation prédisposent un corps et son comportement, Trier livre ici un regard précieux sur la domination qu’il exerce, et la transforme ainsi en vulnérabilité. N’en déplaise à un fidèle producteur, qui conjure Borg de ne surtout pas céder à l’air du temps : Trier pose un regard lucide et sans condescendance sur son époque, expose ses biais. Pour ses personnages, et ceux qui les incarnent, il ménage des espaces multiples et renouvelés d’émancipation.


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