En ce lendemain de fêtes agité par des débats endiablés, Libération s'attaque à un monstre sacré, mais pas celui auquel on s'attendait. « Louis Althusser et Hélène Rytmann : le philosophe assassin et le féminicide occulté », pour la première fois le terme de féminicide est associé au crime de 1980. Un soir, le professeur admiré de l'École Normale a étranglé sa compagne rue d'Ulm. À l'époque, on ne pleure pas la disparition d'une femme féministe, résistante rescapée des camps de la mort, mais la fin d'un mythe. Celui d'un philosophe émérite qui a marqué toute une génération. Le soir du féminicide, c'est un certain Patrick Poivre d'Arvor qui, sur Antenne 2, présente de manière « embarrassée » une affaire « extrêmement pénible », avant de lancer le reportage nostalgique qui retrace la vie et l'œuvre du maître. 4 décennies plus tard, cette affaire nous tend le miroir déformant d’une invisibilisation patente de la parole des femmes victimes.
Affaire Depardieu
Gérard Depardieu a été mis en examen le 16 décembre 2020 pour « viols » et « agressions sexuelles » après la plainte de la comédienne Charlotte Arnould. Dans un article publié dans Mediapart, en avril dernier, treize femmes accusent le comédien d'actes et de propos sexuels inappropriés commis sur des plateaux de tournage entre 2004 et 2022.
Début décembre, un Complément d'enquête montrait avec quelles expressions grossières l'acteur Gérard Depardieu sexualise et harcèle sexuellement toutes les femmes qui l'entourent lors d'un voyage avec Yann Moix en Corée du Nord. Une scène dans laquelle il évoque le sexe d'une enfant de 10 ans retient particulièrement l'attention. Depuis, il y a ses détracteur.euses, comme Anouk Grimberg, qui regrette de s'être tue si longtemps sur les agissements de l'acteur, et ses défenseur.euses, comme Carole Bouquet, qui dénonce une cabale contre son ex-mari.
Il y a quelques jours, dans une allocution télévisée, le président de la République trouvait bon d'apporter son soutien à Gérard Depardieu, remettant en question la véracité du reportage. Lui ne participerait pas à cette « chasse à l'homme ». L'acteur rendrait la France fière, parait-il.
Emboîtant le pas du chef de l'État, une tribune fleurit aujourd'hui dans les pages du Figaro. Un collectif d'artistes et d’écrivains dénonce le « lynchage » d'un acteur. Le meilleur. En s'en prenant à lui, on s'en prendrait à l'art en général. Ici, comme dans tout dîner de Noël 2023, on agite la « présomption d'innocence » et le « tribunal médiatique ». Indémodable totem d'immunité des stars accusées de violences sexistes et sexuelles.
Supercherie langagière - Grande inversion de valeurs
« La chasse » c’est un élément de langage étonnant lorsque l'on cherche à disculper quelqu’un comme Gérard Depardieu, qui aime lui-même se qualifier de « chasseur de femmes ». Dans les violences sexistes et sexuelles ce sont les femmes qui sont réduite au statut de proies. Des féministes éminentes et historiennes comme Silvia Federici et Christelle Tarraud se battent d’ailleurs aujourd'hui pour faire reconnaître « les chasses aux sorcières » comme le premier génocide mondial. Un exemple parmi d’autres de renversement artificiel du vocabulaire qui vise à placer le mis en cause en position de victime.
Qui peut dénoncer un « Tribunal médiatique » si ce n'est quelqu'un qui bénéficie d'une certaine audience ? C'est sur ce théâtre des puissants que viennent se débattre les victimes, quand la justice fait souvent défaut. Les enquêtes journalistiques ont maintes fois ouvert la voie judiciaire pour les plaignantes. Notamment dans l’affaire qui vise l’ex-présentateur PPDA, la publication de l'enquête méticuleuse menée par Médiapart a permis aux femmes entendues de faire enregistrer leurs plaintes jusqu’alors déconsidérées par les services de police.
La « présomption d'innocence » est un principe qui a été édicté par la justice pour protéger les victimes ; ici le principe se transforme en bouclier pour les dominants. C’est ici la voix des femmes que l’on cherche à étouffer, pas la carrière d’un homme à effacer. Laisse-t-on « la justice faire son travail », lorsqu’on utilise sa notoriété de chef d’état ou d’artiste pour apporter son soutien à une personnalité mise en cause ? Lorsqu’on disqualifie les victimes transformées en accusatrices qui en voudraient au succès du monstre sacré ?
Cette dernière insinuation rappelle la grande perspicacité d'Adèle Haenel lorsque, sur le plateau de Mediapart en 2019, elle avait dénoncé les violences psychologiques dont elle avait été victime de la part du réalisateur Christophe Ruggia sur le tournage « Des Diables », alors qu’elle était encore adolescente. L’actrice décidait alors de prendre la parole : du haut de sa célébrité on ne pouvait la taxer de vouloir défaire un réalisateur alors moins en vue qu’elle. Libérée de ce soupçon insupportable, et complaisant elle pouvait dénoncer les systèmes d’emprises et les violences sexuelles systémiques qui entachaient, et entache encore le monde du cinéma.
Si c'est par le monde du cinéma, l’affaire Weinstein, que #MeToo a libéré la parole des femmes en 2017, force est de constater qu’en France, l'exception culturelle se maintient surtout sur le terrain du corporatisme patriarcal.
Polanski, Garrel, Depardieu, le courage politique ne se situe pas dans la défense des monstres sacrés et des monuments de la culture qu'ils représentent. Le courage politique serait de reconnaître les systèmes de domination et de déconstruire les hiérarchies qui les installent. De s’ériger contre une reproduction infernale des violences patriarcales. Il n'y a pas de monstres. Il n'y a que des hommes qu'on sacralise, et qui se sentent au-dessus des lois. En cela, la tribune qui défend Depardieu fait partie du problème. Elle pourrait même être l'essence du problème qu’elle entend masquer. Une socialisation complice et muette qui installe d’abord la possibilité de ces violences puis leur impunité.