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Billet de blog 28 févr. 2023

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Mélange des genres

Avec « Till the End of the Night » Christoph Hochhaüsler signe un film noir qui parle d'amour et de manipulation. Thea Ehre, actrice trans autrichienne a reçu l'Ours du meilleur second rôle, pour son personnage de Leni. Un chef d'œuvre qui renverse nos représentations, bouscule les genres et brouille les pistes formelles. Un vibrant hommage à Fassbinder et au septième art en général.

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« Pas la peine de jouer, il n’y a plus de public » Cette phrase qui clôt la scène et soirée inaugurale, annonce la ligne de crête sur laquelle le film va évoluer. Leni et Robert forment un couple étonnant. Est-ce qu’il ment ? Est-ce qu’elle ment ? Est-ce qu’ils s’aiment vraiment ? Une brillante allégorie du jeu d’acteur qui déploie un éventail de manipulations sans en oublier pourtant l’amour et son intensité. 

Qui est cette voisine de passage ? Comment Leni a-t-elle pu oublier le nom du restau dans lequel elle a rencontré Robert ? Robert est-il réellement chef cuisinier ? Le film nous enfile l’habit de l'enquêteur... A la loupe on traque les faux-semblants et on tente de déceler le vrai du faux. 

Illustration 1
Robert (Timocin Ziegler) et Leni (Thea Ehre) © Heimatfilm

Leni vient de sortir de prison, Robert est un policier infiltré. Ils forment un couple explosif, déchiré entre sentiments et opportunisme. C’est par l’entremise de Leni que Robert doit gagner la confiance de Victor, ancien DJ propriétaire d’une boîte, devenu criminel à la tête d’un trafic de drogue. Le couple se lie d’amitié avec l’entrepreneur et sa femme. Alors que Leni et Nicole deviennent de plus en plus complices, sa couverture fond comme neige au soleil. Lors d’un dîner entre quatre yeux, Victor cuisine le couple, interroge Leni sur sa disparition ces dernières années. Elle avoue alors qu’elle a passé la dernière année à l’ombre. « Je ne sais pas mentir » un aveu faussement coupable qui lui achète la confiance de ses nouveaux amis. Quoi de plus crédible, avouer ses torts et remanier la vérité. Les meilleurs mensonges s’habillent de vérités. Cette fois-ci c’est à Robert que revient la charge de raconter leur rencontre. Le flic n’a, quant à lui, aucun problème à livrer son petit numéro, il connaît son texte par cœur. L’acteur joue les undercover qui joue le chef cuisto, les strates de jeu se superposent, comme les lignes d'une partition sans fausse note.

Christoph Hochhaüsler sort ses personnages de leurs cadres. Secoue nos préjugés. Déjoue nos prédictions. Mélange les genres. Son film ovni navigue entre le film noir et la comédie romantique, le thriller, le film d’amour et le récit initiatique. L’habit ne fait ici décidément pas le moine. Une trans indic solaire, naïve et trop honnête, un flic drogué homosexuel et masculiniste, un bandit loyal et empathique, une cheftaine de police zélée et pourtant corruptible.

Le film pourrait se perdre dans ses rebondissements, devenir prévisible à force de twister avec la réalité. Tel un funambule, le scénario nous balade sur cette ligne de crête sans jamais tomber dans l’écueil des retournements éculés. Il continue à nous tromper, à défaire nos représentations. Malmène nos jugements sans jamais perdre en cohérence.

Illustration 2
Timocin Ziegler et Rainer Werner Fassbinder © Berlinale / DR

Un absent omniprésent

Fassbinder hante le film. De l’affiche à la photographie. L’actrice Thea Ehre et ses boucles blondes nous rappelle Hanna Schygullah dans les Larmes Amères de Petra von Kant, ou Le Mariage de Maria Braun. Le flic torturé et bedonnant, penché aussi bien sur la boisson que la drogue, incarne un alter ego troublant de Rainer Werner Fassbinder. Cette coiffure négligée, ce style dégingandé, provocateur et vulgaire, la ressemblance est frappante. Même les traits du visage de l’acteur - ou bien est-ce seulement le mirage de ses références -, rappellent l’enfant terrible et prodige du cinéma allemand.

« Le Film noir est un genre qui a de la compassion pour les hommes qui ont perdu leur âme » Christoph Hochhaüsler cite cette phrase d’une collègue, qu’il trouve particulièrement éclairante pour comprendre son film. Face à Leni qui reprend sa vie en main et porte haut sa nouvelle identité, Robert apparait empêtré dans son mal-être. Homosexuel et viriliste, son genre et sa sexualité entrent en conflit avec violence. Robert aimait en Leni l’homme, saura-t-il l'aimer en femme ? Ce qui pour Leni est une libération, Robert y voit une première trahison. Ce nœud central marquera d’ailleurs l’un des revirements majeurs du film. 

Pour le réalisateur « c’est une histoire d’amour qui est mise sous pression ». On retrouve là l’un des questionnements qui traversaient le film de Xavier Dolan, Laurence Anyways. Là aussi il s’agissait d’un amour solaire explosif et incandescent que le désir de devenir femme chez Laurence venait soudain menacer. Peut-on aimer une personne au-delà de son genre ? La question est ici effleurée et c’est l’une des seules auxquelles le film répond finalement. Bien sûr. Au-delà des manipulations, des bassesses et des coups d’éclat, il y a l’humain. Le film postule : s’aimer ce serait peut être la dernière chose qu’on peut faire sincèrement ? 

Illustration 3
Thea Ehre reçoit l'Ours du meilleur second rôle à la Berlinale 2023. © Berlinale

Le jury de la Berlinale était cette année composé de plusieurs jeunes femmes et dirigé par l’une d'elles, l’actrice américaine de 32 ans Kirsten Stewart. Pas étonnant que les questions de genre aient retenu l’attention d’un tel jury. Comme dans 20.000 especies de abejas d’Estibaliz Urresola, qui parle de la transition de genre d’un petit garçon et qui a vu couronnée sa jeune actrice principale Sofia Otera, Thea Ehre se voit récompensée par le prix du second rôle. L’actrice transsexuelle autrichienne crève littéralement l’écran. Même si le film ne fait pas de cette transition son sujet principal, ce choix de le laisser à la périphérie, comme simple décor du parcours d’un personnage, a justement une portée politique forte. Dans les collèges et lycées pour de nombreux adolescents la transition de genre n’a plus rien d’exceptionnel. Que le cinéma s’empare du sujet tout en le banalisant, relève à la fois d’une volonté politique et ancre le film dans la réalité de son époque.

C’est le grand paradoxe, et périlleux numéro d’équilibriste de ce film. On y distille 500 nuances de mensonges et pourtant on vibre avec la vérité des personnages. Cet amour toxique et incandescent. Cruel, destructeur mais aussi si envoûtant. Le désir irradie partout derrière Leni. Elle répand son charme dévorant comme une traînée de poudre. Fugitive et flamboyante. Cette complicité incroyable, ces dialogues débordants de réel. On ne peut croire qu’il n’y aurait que calcul et pas d’amour ici. Même l’amitié naissante avec Victor et sa femme a des accents évidents de sincérité. Qu’on le doive au jeu des acteurs ou aux dialogues ciselés importe peu. Les mensonges ne sont finalement que des versions alternatives de la vérité, dans lesquelles on se plaît à se couler. C’est bien là le projet du cinéma. Nous envelopper dans les bras ondoyants d’un nouveau réel. Nous mentir et nous convaincre. Ce film est un hommage flamboyant au septième art, qui défie les lignes de flottaison, fluidifie le genre humain et coagule les genres cinématographiques. Pour faire battre plus fort le cœur du cinéma. 

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