Alors que l’heure est au bilan après 5 années de libération de la parole des femmes, « She Said » revient sur l’enquête des journalistes du New York Times Megan Twohey et Jodi Kantor incarnées par Carey Mulligan et Zoe Kazan.

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Avec « She Said », l’actrice et réalisatrice allemande de 57 ans se taille une place de choix dans le monde très privé du cinéma nord-américain. Elle s'éloigne de ses sujets de prédilection, notamment l'histoire juive allemande et israélienne pour se concentrer sur le féminisme et le journalisme d’investigation.
Dans la lignée des Hommes du président (1976) sur le scandale du Watergate qui a valu son poste au président Nixon, ou de Spotlight (2015), film oscarisé qui retrace l'enquête du Boston Globe sur la pédocriminalité dans l'église catholique, She said entend avant tout servir les faits et rendre hommage à la ténacité et au professionnalisme des journalistes.
Basé sur l’essai éponyme des journalistes du New York Times Megan Twohey et Jodi Kantor publié en 2019, le film semble s’appliquer la même rigueur que des reporters minutieux dans leur enquête. Alors que Megan et Jodi construisent un dossier solide étayé de témoignages et réserve une place au contradictoire, Maria Schrader colle à la chronologie et à la représentation exacte des faits. Le diable se cache dans les détails. Objectif : être intouchable et éviter le moindre vice qui pourrait ouvrir la brèche d’un procès en diffamation. Le film entend faire figure d’archive, témoigner de ce qu’a été l’affaire Weinstein pour la postérité.
Pour ancrer un peu plus cette enquête dans le réel, Maria Schrader l’instille ça-et-là. On retrouve notamment l’actrice Ashley Judd, qui incarne son propre rôle. "C'est tellement important d'être dans notre vérité et d'avoir un droit moral sur notre propre histoire" affirmait-elle lors de la première du film à New-York fin octobre. Elle est l’une des premières à avoir levé le voile sur les agissements de Weinstein, à avoir porté plainte. Décision qui a définitivement entravé sa carrière. La pieuvre d’Hollywood a le bras long. En quelques coups de fil, il a fait en sorte que toutes les portes lui soient fermées. Elle apparait cette fois à l’écran comme témoin déterminante de cette fiction décidément réaliste. Une revanche méritée, une parole libérée et une vérité rétablie. Les projecteurs ont changé de camp.

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Dans le film, les agresseurs n’apparaissent jamais. Seuls leurs noms sont omniprésents. Donald Trump d’abord, que l’enquête de Megan Twohey n’a pas empêché de devenir président, puis Harvey Weinstein. Les deux vieux magnats états-uniens à la tête de deux empires laissent planer leurs méfaits telle une ombre qui jette sa peur dévastatrice sur les survivantes. Reprenant ce classique ressort psychologique du film d’horreur en appuyant sur l’absence qui fait monter l’angoisse. Mais là encore Maria Schrader quitte les ressorts de la fiction pour introduire du réel. La voix de Donald Trump aussi menaçant que confus qui s’en prend au journal, et la bande sonore qu’Ambra Battilana Gutierrez a fait d’un Harvey Weinstein pressant. Les deux enregistrements sont authentiques, et l’effroi passe lui aussi dans le réel. Tout comme les bureaux du New York Times dans lesquels la réalisatrice allemande a pu tourner pour la première fois. L’esthétique épurée et la sobriété de sa mise en scène, tout est au service de l’histoire que Maria Schrader veut raconter.
Un féminisme qui grandit dans sa filmographie
She Said est un film de femmes. Des journalistes y interrogent les victimes féminines du système Weinstein. Avec patience et empathie, elles leurs donnent la parole. Ici, le courage, le professionnalisme et l’abnégation se conjugue au féminin. Egalement sous les traits de Patricia Clarkson, imperturbable co-directrice du New York Times et inébranlable soutien à ses journalistes.

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Maria Schrader n’en est pas à son coup d’essai. L’actrice-réalisatrice porte depuis des décennies des figures de femme forte au grand écran. Sortie l’été dernier, sa comédie « I’m Your man » dressait notamment le portrait d’une chercheuse. Un profil de femme scientifique, notable tant elles sont encore trop rare au grand écran, en passe de succomber au charme algorithmé de son homme-robot idéal. Une quarantenaire séparée et sans enfant qui subit, agacée, le poids des regards. Dès ses débuts, le féminisme a pavé la carrière de l’actrice-réalisatrice allemande.

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En 1999 dans « Aimée et Jaguar », Maria Schrader incarnait déjà le rôle de Felice, juive allemande, résistante et lesbienne. Adaptation d'un livre d'Erica Fischer, le film se déroule en Allemagne en 1943. Félice et Lilly, une mère de famille marié à un nazi, tombent éperdument amoureuses. A la fin des années 90, les représentations de couples lesbiens faisaient encore figure de rares exceptions.

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En 2007, l’actrice allemande passe de l’autre côté de la caméra, avec son adaptation d’“une vie amoureuse“ bestseller israëlien de Zeruya Shalev. On y retrouve plusieurs des sujets de prédilection de la réalisatrice en herbe. Dix ans avant #Metoo, Maria Schrader adapte déjà le bestseller d’une autrice juive dans lequel elle aborde le poids du passé, des secrets familiaux, la portée de l’Histoire d’un pays sur les destins individuels. Yaara est une jeune femme mariée qui succombe aux affres d’une passion dévorante avec Ari, un vieil ami de son père qui aurait l’âge d’être le sien. L’emprise de cet homme, la violence qui s’installe dans la relation, le consentement abusé, la sidération et la rage sourde. En creux tous les motifs de la domination patriarcale sont déjà là. Seulement ces mots-là n’y était pas encore apposés. Luttant avec une chimère, Yaara finit par se libérer de cette fougue destructrice en même temps que du poids d’un secret familial qui pesait sur elle comme une malédiction. Elle est enfin alignée avec elle-même prête à embrasser, sa vie de femme libre et sa carrière universitaire.

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De même dans la mini-série Unorthodox (2020), adapté d’une autobiographie éponyme, qui a valu à Maria Schrader plusieurs Emmy Award, on voit Esty jeune femme qui a l’issue d’un mariage arrangé se retrouve prisonnière d’une communauté ultra-orthodoxe de Brooklyn. Elle finit par fuir pour se défaire du poids des traditions, et de l’emprise de son milieu sur sa liberté et sur sa vie.
Dans She Said aussi il est question du poids du passé sur les nouvelles générations. Megan évoque à Jodi le syndrome post-partum qui a accompagné son accouchement. Elle se demande si cette enquête sur Trump, les menaces, tous ces témoignages de femmes terrorisées et traumatisées n’ont pas eu une influence sur sa grossesse. Les femmes emmagasinent-elle dans une sorte de mémoire collective toutes ces violences? Les filles héritent-elles des traumatismes de leurs mères et de leurs sœurs ? Les questions restent suspendues. Plusieurs scènes montrent d’ailleurs Jodi qui cherche à épargner à ses filles les récits de violences, qu’elle veut porter au grand jour. Les deux journalistes se le confient alors, elles ne s’arrêteront pas pour autant, c’est pour l’avenir de leurs filles qu’elles luttent.
Avec « She Said », Maria Schrader signe un document essentiel, un film fort et précis, dont on ressort soi-même plus solide. Une oreille attentive tendue aux femmes, qui leur dédie ce message déterminant et salvateur : « je te crois ».