Chaque journée suit invariablement le même schéma pour Hirayama. Il prend son service le matin et commence par nettoyer les toilettes publiques des quartiers d'affaires de Tokyo avant de se livrer à une minutieuse toilette de son corps dans un bain public. La routine, comme une mélodie familière, se déroule sans heurts, ponctuée de rares incidents qui ajoutent une touche de chaleur à ce quotidien bien huilé. Un enfant égaré dans un square, un inconnu avec qui il joue au morpion par jeu de papier interposés derrière une paroi de toilettes... Ces rencontres inattendues viennent pimenter ses journées. Sur sa pause déjeuner, Hirayama contemple la cime des arbres tout en dégustant son sandwich. Il cherche à capturer ces hautes arborescences contrastées avec son appareil photo analogique. Les journées s'écoulent dans une douce normalité. Rien n’affecte le sourire persistant d'Hirayama, si ce n’est peut-être les retards de son jeune collègue.
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Le soir, dans son humble logement, il s'imprègne de vieux tubes de jazz et de rock et lit Faulkner à la lueur tamisée d'une lampe, étendu sur son tatami. À mesure que l'on s'immerge dans la routine d'Hirayama, son bonheur devient contagieux. Calibrées par le tube "Perfect Days" pas de place pour l’ennui dans ses journées. Les plans larges, empreints du style du photographe Wim Wenders, enveloppent le protagoniste dans une atmosphère de douceur, embaume les instants des plaisirs quotidiens.
Derrière cette apparente banalité, le film explore des questions philosophiques profondes. Peut-on se libérer du passé ? Le bonheur est-il intrinsèque ? Peut-on exister sans le regard des autres ? Une question poétique s’interpose, elle les contient probablement toutes : une ombre devient-elle plus dense lorsque deux ombres se superposent ? Alors Hirayama propose à son interlocuteur de tenter l’expérience et de superposer leurs ombres. Derrière la tache noire se dessine la métaphore des traumatismes accumulés, et des traces qu’ils laissent sur les existences.
La grandeur d'un film réside dans sa capacité à laisser au spectateur sa liberté d'interprétation et d'appropriation. Wim Wenders évite habilement la leçon simpliste du « bonheur avec si peu » en plongeant son personnage dans une sobriété et une sensibilité à la vie qui le connectent à son environnement.
Le film suggère que le secret du bonheur réside dans la frugalité, invitant à ralentir, s'émerveiller, à se reconnecter au vivant et à la musique. Cette approche rejoint le concept de « résonance » évoqué par le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa. Cet « être au monde » vient enrayer la marche du temps et l'accélération qui caractérise notre époque. A contre-courant, Wim Wenders célèbre la magie du temps qui passe avec légèreté.
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La société comme verdict
Une rencontre inattendue avec sa nièce vient perturber la routine d'Hirayama, la jeune fille a fugué de chez sa mère. Malgré son amour sincère, elle ne peut s'empêcher de juger la vie modeste de son oncle à l'aune de ses propres privilèges. La confrontation avec le passé douloureux refait surface, ébranlant l'équilibre précaire d'Hirayama.
Au fil du temps, Hiramaya, a préféré s'entourer de livres, de photos et de rituels. Les humains sont trop imprévisibles. Se lier, c’est aussi s’exposer au risque de ressentir et de souffrir. Mais contrairement à Robinson Crusoe, Hirayama vit au milieu des pulsations d’une grande ville verticale, il ne peut s’extraire de la société qui l’entoure. Cette société vient immanquablement s’immiscer dans son quotidien méticuleusement agencé. Elle y glisse le venin amer de son jugement.
Le mépris de classe de sa sœur envers son mode de vie crée une dissonance dans le quotidien d'Hirayama. La condescendance de certaines mères bourgeoises au parc souligne ce jugement social. Bien que ces moments essorent de leur cruauté le regard coupable du spectateur, Hirayama reste imperturbable. Il a choisi la compagnie des chansons plutôt que celle des humains, construisant autour de lui un mur de cassettes chargées de souvenirs mystérieux. Mais en partageant un fragment de son passé avec sa nièce, en offrant une cassette à une jeune fille, il ouvre une brèche dans la carapace de sa solitude. Le dernier "Perfect Days" résonne différemment, plus intensément. Sur le visage d’Hirayama, on lit toute une richesse émotionnelle retrouvée. Au péril de son fragile équilibre quotidien, Hirayama a finalement reconstruit un lien avec les autres.
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