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Billet de blog 29 janvier 2024

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« L’innocence » - Les petits monstres de nos cinémas intérieurs

Dans « L'innocence » Hirokazu Kore-Eda dessine une mosaïque complexe de petits cinémas intérieurs. Primé pour son scénario à Cannes le film sublime le pouvoir de la narration, nous laissant déjouer les intrications des relations humaines au sein d'une société aliénante. Face aux obsessions des adultes, le film explore l'innocence de l'enfance et la capacité de l'imaginaire à libérer ou enfermer.

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Saori Mugino (Sakura Ando) remarque que son fils Minato (Soya Kurokawa), d'ordinaire si aimant et attentionné, est perturbé. Une chaussure disparue, de la terre dans sa gourde, et cette question étrange sur le cerveau d’un porc ? Son fils se ferait-il harcelé ? Par un autre élève ou même un professeur ?

Ce qui marque la patte du cinéaste japonais, c'est la précision avec laquelle il aborde les relations humaines, sans perdre de vue le contexte social dans lequel elles évoluent. Après « Un Air de famille » (Palme d’or, 2018) et « Les Belles étoiles » (Prix Oecuménique et prix d'interprétation masculine pour Kang-ho Song, 2022), Kore-Eda signe un nouveau drame profondément humain, enraciné dans un échec annoncé, celui de la grande communauté sociale. Ici, la peur d'une mère pour son fils rencontre la situation précaire des enseignants à l'école, et tout cela se reflète également dans la vie de la directrice.

Illustration 1

Le film choral de Kore-Eda décline ses perspectives comme autant d’angles morts. Le.la spectateur.rice enquête, enchaînant les fausses pistes. « Kaibutsu », c’est le titre japonais du film, « Monster » traduction littérale, s’impose comme titre international. Un titre qui laisse cours aux interprétations, qui harcèle ? Minato, son professeur M. Hori, son petit camarade rêveur ou la directrice qui a perdu sa petite fille ? Derrière chaque personnage semble se cacher la hantise d’un autre. Chacun endosse tour à tour les traits du monstre. De la cour d’école au cercle familial, de la salle des profs aux espaces publics, les cycles de violence se reproduisent, et s’agglomèrent. Mais finissent par se déconstruire.

En français, le film a été renommé « L’innocence ». Et là aussi, on peut y déceler une polysémie riche d’interprétations. L’innocence de l’enfance, cette joyeuse crédulité avec laquelle Minato et Yori accueillent toute nouveauté. Cette curiosité enthousiaste, cette pureté originelle qui se détériore à mesure qu’on accumule l’expérience et la rationalité caractéristique de l’âge adulte. Mais aussi « l’innocence » comme contrepoint de la culpabilité. Puisqu’au fur et à mesure de ce polar social, les coupables que tout semble systématiquement désigner, se révèlent autant de victimes de points de vue biaisés.

Contenu dans ces titres, ces interprétations, ces regards, le film déploie une narration protéiforme et prolifique. A travers cette myriade d’angles de vue, il livre un discours réflexif sur le pouvoir de la narration. L’imaginaire, ce petit vélo intérieur des pensées, peut aussi bien libérer qu’enfermer. Pour la mère de Minato, c’est l’escalade des pensées infusées d’angoisses, chaque événement vient jeter de l’eau au grand moulin d’une obsession devenue maladive. Pour Yori, son père violent et les brimades de ses camarades font du quotidien un cauchemar, l’imaginaire s’impose alors comme un refuge indispensable. Celui qui peut conduire dans une cabane secrète peuplée d’origamis. Le petit monde à soi qu’on se construit au bout d’un tunnel, là où la langue se réinvente à deux. Là où s’éveillent les sens, perce la lumière des premiers émois en même temps que le soleil achève la tempête. Une sorte d’allégorie finale, par laquelle Kore-Eda nous sort finalement de la caverne des intuitions biaisées, et libère les désirs enfantins.

Illustration 2
© Monster Film Committee

« L’innocence » s’impose finalement comme un lieu de projection protéiforme. Dans les petits cinémas intérieurs se jouent aspirations et peurs des personnages et spectateur.rices. La mosaïque de regards, rappelle le défilement des pages d’un dessin animé fait maison. Chaque page griffonnée trouve sa place dans le grand livre d’une société mouvementée. Un scénario sous forme de puzzle qui a d’ailleurs valu à Kore-Eda et à son co-scénariste Yuji Sakamoto le prix du scénario au dernier Festival de Cannes.

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