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Billet de blog 31 janvier 2024

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« La Zone d’intérêt » – La mort en acouphène

Quotidien d’une famille aryenne épanouie aux portes d’Auschwitz. Glazer nous plonge dans la zone de confort des Höß et crée les conditions de notre complicité. En filigrane, « La Zone d’intérêt » concentre le fiel de nos lâchetés.

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"La Zone d’intérêt" de Jonathan Glazer se déroule dans le camp d'extermination d'Auschwitz, ou plutôt à ses portes. Pourtant, Glazer nous maintient dans une zone de confort visuelle. Aucun four crématoire, aucun corps décharné n'apparaît à l'écran. Un bourdonnement lourd, un sifflement à la fois strident et sourd s'installe en bande sonore. Le bruit prend ses quartiers. Omniprésent et obsédant, il décore l'image sans jamais s’incarner.

Illustration 1
Hedwig Höß (Sandra Hüller) © Leonine

"La Zone d’intérêt" est basé sur le roman éponyme de Martin Amis. Comme pour son précédent film "Under the Skin", sorti en 2013, le Britannique Jonathan Glazer utilise le roman comme base narrative sur laquelle il construit une œuvre d'art visuelle autonome.

L'intrigue se resserre sur la vie de famille du commandant d'Auschwitz, Rudolf Höß (redoutable et apathique Christian Friedel). Alors qu'il s'occupe du nouveau four crématoire, son épouse Hedwig Höß (cruelle et antipathique Sandra Hüller) veille à la tenue du foyer. Elle déclare enjouée : "Nous avons ici le paradis", désignant à sa mère son jardin potager et la pataugeoire pour leurs cinq enfants. Avec quelques amies et beaucoup d'amusement, Hedwig se répartit quelques beaux chemisiers et robes élégantes pillées aux familles juives.

Rudolf la surnomme « La reine d’Auschwitz », et il n'y a rien pour la ravir davantage. Ce surnom sied d’ailleurs parfaitement à la maîtresse de maison qui terrorise et brutalise son personnel, alors qu’elle est pleine de douceur pour son chien. Ces accents totalitaires se déclinent dans le dispositif visuel. Glazer et son directeur de la photographie Lukasz Zal ont installé dix caméras stationnaires dans la reconstitution de la maison des Höß. Elles enregistrent les mouvements des occupants comme des caméras de surveillance.

Illustration 2
© Leonine

Le film aurait aussi pu s’appeler « Zone d’indifférence ». Le crime contre l’humanité s’organise ici dans le hors-champ. Des cris étouffés, des coups de feu et le chuintement des rails annoncent la mort en arrière-plan. Mais la famille Höß choisit de ne rien entendre. Sidéré.e par l’indifférence et l’enchaînement des scènes à l’écran, le.la spectateur.rice choisira-t-il.elle d’en faire autant ?

Plutôt que de représenter la terreur qui se joue dans les camps, comme beaucoup de films indispensables se sont attelés à le faire après-guerre, Glazer distille l'horreur dans les détails. Sous nos yeux se déroulent les petits bonheurs du quotidien aryen. Un anniversaire d’enfant, un petit déjeuner. A la fois anodins et si cruellement sordides.

Aucun panneau explicatif final ne viendra repréciser le nombre de morts dans le camp d’Auschwitz. Aucun générique vengeur délivrant les conditions de la pendaison de Rudolf Holz en 1947 près de la maison familiale. Le film de Glazer a une vocation plus universelle qu’historique. Il s’agit de nous tendre le miroir insoutenable de nos responsabilités communes.

Illustration 3

L’acouphène omniprésent et cauchemardesque installe le lit du malaise. Un sentiment de culpabilité. C’est un écho sourd qui résonne d’hier à aujourd’hui. Il rappelle les syndromes post-traumatiques qui hantent les soldats rentrés du front. Fait soudain nôtres les dissonances cognitives qui habitent les psychés traumatisées. En nous plongeant dans la zone de confort des Höß, Glazer crée les conditions de notre complicité. Il nous accoutume de force à cet insoutenable génocide de l'autre côté du mur. Par cette discrète torture auditive, Glazer concentre le fiel de nos lâchetés.

Dans les crimes contre l’humanité, il y a la responsabilité des commanditaires mais aussi celle du laisser-faire. Si le film a été tourné avant le 7 octobre, a reçu le Grand Prix au festival de Cannes en mai dernier, sa portée universelle convoque immanquablement l’écho des massacres actuels. Comment ne pas voir dans ce tableau prétendument historique la caisse de résonance des exactions en cours ? L’actualité mondiale est le théâtre quotidien des murs d’indifférence que l’on érige pour préserver cette fameuse « zone d’intérêt ». Cynique chant du cygne, Glazer sonne le glas de notre empathie. Il nous condamne à admirer ce drame permanent, celui où les pires heures de l’histoire se rejouent aujourd’hui.

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