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Billet de blog 31 décembre 2023

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« Triste tigre » - Dissociation sous contrôle

Bilan 2023 : « Triste tigre », phénomène de la rentrée littéraire, triomphe avec les prix Fémina et Goncourt des lycéens. En réaction aux viols qui ont marqué son enfance, Neige Sinno reprend le contrôle narratif avec une précision étourdissante. Ce témoignage et son rayonnement appuient le rapport de la CIIVISE et ses 82 mesures pour lutter contre les violences sexuelles faites aux enfants.

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Pour l’autrice de Triste tigre, il s’agit de dépasser toutes les injonctions fondamentalement contradictoires. Dire l’indicible, rendre audible l’inaudible, rendre visible l’invisible. Son histoire en elle-même relève de l’inconcevable : Neige Sinno a été abusée et violée par son beau-père de ses 7 ou 8 ans à ses 15 ans. Vivre cet inconcevable a produit chez elle une profonde dissociation. C’est un mécanisme courant dans les cas de viol. Dicté par un instinct de préservation cet état fait sortir la victime de la réalité sensible pour mieux mettre à distance ce qui arrive à ce corps qui est le sien.

Neige Sinno l’exprime d’ailleurs dès le début de son livre. Le corps de la petite fille qu’elle était, est un corps mort. La figure du petit fantôme revient à plusieurs reprises. Elle l’emprunte notamment à Nabokov dans l’épigraphe. Pour reprendre la maîtrise de son existence deux nécessités opposées s’affrontent : lutter avec et contre la dissociation, lutter avec le passé traumatique pour construire le présent. Neige Sinno s’interroge notamment sur la narration à adopter lorsqu’elle évoque les abus : doit-elle s’appréhender comme une petite fille extérieure, ou parler depuis son regard d’adulte au risque d’édulcorer l’appréhension pour le.la lecteur.rice de ce qu’il s’est passé ?

Neige Sinno dessine déjà la dialectique qui va se jouer tout au long de son récit. L’autrice-narratrice s’enferme inéluctablement dans une lutte. Elle construit dans son récit des dualités au milieu desquelles elle se débat intellectuellement. La binarité à quelque chose de rassurant : c’est une sorte de cordon sanitaire entre le bien et le mal, entre l’agresseur et la victime. C’est un schéma sans équivoque, qui sépare le désirable de l’horreur, une grille indispensable pour l’esprit qui tâche de ne sombrer ni dans l’abjection ni dans la folie.

Pourtant ces schémas refuges cèdent au contact de la réalité. Entre les pôles que Neige Sinno établit pour s’en sortir, s’installe des zones grises, des espaces de flottaison ou des interrogations. Les sentiments purs, les bonnes intentions se retrouvent invariablement entachés, empoisonnés par l’inépuisable cruauté de l’expérience vécue. La dissociation qui la sauvait autrefois des viols répétés s’est installée dans tout son rapport à la réalité.

Neige Sinno réalise notamment que l’horreur de l’expérience vécue confère à sa vie une évidente singularité « Ma vie menacée dans une intensité maximale, tout en m’apparaissant comme fragile, m’était révélée dans sa lumineuse singularité ». Plus loin page 144 elle aborde ce sujet insupportable du plaisir forcé « Son plaisir était de me donner du plaisir contre mon gré. En me donnant ce plaisir il me rendait complice de mon viol. ». Avant de s’attaquer à une nouvelle rive de l’indicible : au cours d’un massage qu’elle donne à sa fille de 10 ans avant qu’elle ne s’endorme, elle imagine ce que ces doigts s’ils se décalaient de quelques centimètres pourrait produire sur l’existence si vulnérable de son enfant. A la fin du livre Neige Sinno abandonne la déconstruction de ce « on » incestueux, qui pourrait enfin la séparer de son agresseur. « Dans le monde des ténèbres on retrouve les victimes et les agresseurs » En cheffe d’orchestre littéraire, Neige Sinno ordonne cette cacophonie de dissonances, plutôt que de les nier elle les analyse sans parvenir toujours à leur donner un sens.

Son agresseur a placé en elle un piège originel qui s’auto-alimente, un verrou dévastateur pour la construction de soi. Alors qu’il la harcèle et abuse d’elle parfois tous les jours son beau-père instille en elle l’idée que les abus sexuels qu’il lui fait subir la rendront plus résiliente, plus précoces sur les questions de sexualité. Si elle rejette ce terme de « résilience », cette assertion entraine Neige Sinno dans une voie sans issue. En « s’en sortant » elle ne peut s’ôter de l’idée qu’elle lui donne raison.

La dissociation a aussi développé chez elle une faculté de concentration hors norme. Lors des abus répétés, la petite Neige Sinno a su convoquer un monde imaginaire, construit au fil des années, dans lequel elle pouvait se réfugier. Dans un environnement assourdissant, l’autrice adulte est aujourd’hui capable de convoquer toute son attention sur un problème à régler dans son for intérieur. Cette acuité, ce contrôle se retrouvent dans la maitrise formelle de son récit.

Illustration 1
© éditions P.O.L.

Une forme hybride témoin d’une grande maitrise réflexive

La forme hybride de ce texte qu’elle appelle « témoignage » ou « petit mémoire » et « autobiographie » étonne d’abord par son caractère imprévisible. Neige Sinno y tisse son histoire dans une langue simple, sans fioriture. Elle se défend de prétendre appartenir à la littérature au sens noble, elle trouverait grossier de vouloir embellir son histoire. La farder de belles phrases, de beaux mots entrerait en contradiction avec l’abjection qu’elle veut incarner sans jamais l’alléger.

Elle livre notamment son interprétation du Lolita de Nabokov. D’après Sinno l’écrivain russe plonge le.la lecteur.rice entre les mains d’un narrateur brillant intellectuellement mais pédophile. Si ce.tte lecteur.rice le plus éclairé.e n’est pas capable de déceler la perversion Humbert, mais identifie bêtement le narrateur à son auteur, il.elle se rend lui.elle-même coupable de banalisation et de paresse intellectuelle. Le.la lecteur.rice échaudé.e de devoir habiter la pensée d’un pédophile, refuse juste d’affronter le mal et se cache derrière une disqualification malhonnête. Ici déjà Sinno déboulonne d’emblée l’intention qu’on pourrait lui prêter de s’attaquer à Nabokov comme instigateur d’un imaginaire littéraire pédophile. Elle ne le range pas dans la catégorie des Matzneff. Aucun critique ne pourra, elle, la ranger dans la catégorie des lectrices victimes donc partiales.

Le récit se déroule dans une forme assez instinctive, et démonstrative mais sans la méthodologie d’un essai. On a le sentiment de suivre le cours des pensées de l’autrice. Entre certaines questions lancinantes comme l’origine du mal, et la raison d’être de son livre s’intercalent des analyses philosophiques, littéraires et historiques. Neige Sinno enquête sur l’essence de ce qu’elle a vécu et s’inscrit profondément dans l’écriture du contemporain en la bousculant. On y retrouve tous ces attributs dans un mélange formel réussi. A l’écriture de soi elle agrège des aspects de littérature documentaire avec l’insertion de documents authentiques comme des coupures de journaux. De certaines œuvres littéraires elle tire une filiation – notamment le titre de son roman emprunté à « Tigre, tigre ! » de Margaux Fragoso –, d’essais et d’analyses historiques ou universitaires elle tire un raisonnement. A cela s’ajoute une réflexivité, une méta-analyse de son propre texte : le ton de son style (notamment lorsqu’elle use de sarcasmes) ou les mots employés (la vulgarité éventuelle du mot « pipe » qu’elle dément). Neige Sinno va même jusqu’à citer le retour d’un éditeur qui lui reproche la forme étrange de son autobiographie.

Une certaine évolution se tisse à travers ce tourbillon de références entrelacée d’expériences vécues. A rebours d’un récit chronologique, son récit semble s’articuler comme des ritournelles. Les boucles narratives et réflexives évoquent la représentation cyclique du temps qui existe en Amérique centrale et latine. L’autrice vit depuis plusieurs années au Mexique, elle cite d’ailleurs une fable mexicaine pour mieux la déconstruire. Les souvenirs ne sont pas chronologiques ils arrivent comme des vagues, au gré de l’existence et des résonnances avec le vécu. Les questions liées à la justification de son geste d’écriture et celle de l’origine du mal, revenant comme les problématiques qui irriguent le flot des pensées. Neige Sinno cherche à les épuiser.

Autre signal manifeste de la maîtrise de son style et de son sujet, Neige Sinno ne tombe dans aucune facilité. Non, elle n’adhère pas à cette maxime répandue d’Antonin Artaud, selon laquelle la création artistique serait salvatrice. La littérature ne l’a pas sauvée, elle le répète en quatrième de couverture.

Alors qu’elle annonce d’emblée ce pacte de vérité avec son lecteur, Neige Sinno reste le plus souvent dans une démarche réflexive, les descriptions des abus sont sporadiques, toujours en appui pour étayer un argument. Les éventuel.les lecteur.rices en quête de ces seuls détails scabreux resteraient sur leur fin. Elle connaît trop bien cette curiosité malsaine. Elle est la première, lorsqu’elle feuillette un livre traitant d’inceste, à chercher ces extraits qui décrivent la nature des abus. Son livre n’étanchera pas cette soif-là.

Faire de l’intime une question politique

Alors pourquoi ce procès, pourquoi ce livre ? Sinno a fini par porter plainte il y a plusieurs décennies pour que son beau-père ne s’attaque pas à ses petits frère et sœur. Neige Sinno note d’ailleurs qu’elle se trouve là encore dépossédée de son histoire par la justice qui rend d’abord justice pour l’Etat de droit non pas pour les victimes - elle qui ne croit ni au système carcéral ni à sa réparation. Elle cherche surtout à protéger les autres. Elle demande d’ailleurs à l’époque un procès public là où les huis clos sont souvent privilégiés. Mais Neige Sinno veut que son histoire sorte du giron familial. Elle entend dénoncer une violence systémique, sortir des conceptions bien commodes de la psychologie particulière de l’abuseur, et de la figure du monstre. Nul ne doit plus ignorer ce qui se passe derrière les murs des maisons des enfants abusés. Après avoir épuisé les fonctions cathartiques, thérapeutiques qu’aurait pu revêtir son récit, Neige Sinno conclut que c’est pour cette même raison qu’elle écrit son livre. Pour protéger sa fille, pour que la société évolue.

Dans la lignée de Familia Grande de Camille  Kouchner ou du Consentement de Vanessa Springora, Neige Sinno entend donner de la voix pour faire exister la parole des victimes. En 2021 le livre de Springora avait entrainé une modification de la loi sur le consentement des mineurs. En novembre la mission de la CIIVISE, Commission Indépendante sur l'Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants qui était amenée à disparaitre a finalement été reconduite. Si on ne peut affirmer que cette reconduction est une conséquence logique de la publication de « Triste tigre », le retentissement médiatique qui a entouré la sortie du livre n’y est certainement pas étranger. Reste maintenant à adopter les 82 préconisations de la Ciivise, "offensives et réalistes" pour lutter contre la pédocriminalité. Comme l’autrice le rappelle au début de son livre, dans une classe de 30 enfants, 3 sont victimes de violences sexuelles. La littérature peut semer les graines du changement.

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