John Tolan, Principal Investigator du programme ERC The European Qur’ān, Professeur émérite d’histoire à Nantes Universités. Membre de l’Academia Europæa
Lettre ouverte à : M Antoine Petit, directeur du CNRS. Mesdames et Messieurs les membres du conseil d'administration du CNRS.
En copie :
- Mme Élisabeth Borne, Ministre de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche
- M Philippe Baptiste, Ministre chargé de l'Enseignement supérieur et de la Recherche
Mesdames, messieurs, chers collègues,
Le 17 avril 2025, le Figaro a publié un entretien avec Florence Bergeaud-Blackler, chargée de recherche en anthropologie au CNRS, dans lequel on la questionne à propos du programme de recherche ERC The European Qur'ān (EuQu), dont je suis un des directeurs.
Il s'agit d'un projet qu'elle ne connaît visiblement pas, dans un champ de recherche dont elle n'est nullement spécialiste, l'histoire culturelle et intellectuelle de l'Europe médiévale et moderne. Pour respecter la déontologie professionnelle, elle aurait dû refuser de répondre à cette demande d'entretien. Sinon, elle aurait pu s'informer sur notre projet. Mais, au contraire, elle s'est livrée à des spéculations saugrenues et à des accusations infondées.
Contre toute vraisemblance, elle affirme que EuQu serait « très intéressante pour les Frères musulmans », et me présente comme favorable à l'idéologie des frères.
La preuve ? En 35 ans de carrière, parmi les quelques 200 conférences et autres interventions que j'ai faites dans une trentaine de pays, j'ai donné une conférence à un institut qu'elle estime proche des frères musulmans.
Pourtant, si elle avait pris la peine de regarder un peu ce que j'ai publié, cette idée se serait vite dissipée. Par exemple, dans mon livre grand public, Nouvelle histoire de l'islam, publié en 2022, je montre, sur la base de l'historiographie récente, comment l'islam s'est construit lentement pendant les siècles qui ont suivi la vie de Muhammad, en lien avec d'autres cultures et religions. Cette contextualisation de l'histoire de l'islam est en opposition totale avec la conception des débuts de l'islam des wahhabites, salafistes, et autres frères musulmans.
Dans les derniers chapitres, j'explique l'essor de ces mouvements intégristes entre le XVIIIe et XXe siècles, et je donne la parole à leurs critiques au sein du monde musulman. Je cite longuement Gamal al-Banna, critique acerbe du mouvement des frères musulmans qu'avait fondé son frère Hassan al-Banna. Pour Gamal al-Banna, l’acceptation aveugle de l’autorité des hadiths « a imposé au musulman une personnalité typique nuisible pour lui-même, qui projette son regard vers l’arrière et le passé et non pas vers l’avant et vers l’avenir ». Ces intégristes, affirme-t-il, ont « condamné la personne musulmane à la mort morale, professionnelle et sociétale en la privant de tous les moyens qui lui permettent de participer à la vie de son époque ».
Difficile, pour celui qui connaît quelque peu mon travail, d'y discerner une quelconque sympathie pour les frères musulmans.
Mme Bergeaud-Blackler fait montre d'une grande confusion concernant les institutions et programmes européens. Elle associe EuQu avec les programmes sociaux d'inclusion et de diversité, alors qu'il s'agit d'un programme de recherche financé par l'ERC sur le seul critère de l'excellence scientifique. En suggérant faussement que l'ERC accorde des financements selon des critères politiques, elle dénigre l'un des piliers de la recherche européenne et mine la politique de recherche du CNRS. Car le CNRS a fait de l'aide aux chercheurs demandeurs de financement ERC un point fort de sa stratégie, notamment par l'initiative Tremplin.
Il aide aussi à la gestion et à la réalisation de projets : lors de mon advanced grant RELMIN, sur la place des minorités religieuses dans le droit médiéval, l'Institut de recherches et d'histoire des textes (IRHT) a pris en charge le montage et la gestion de notre base de données textuelle, base qui est toujours très consultée dix ans après la fin du projet.
En tant que double lauréat ERC et membre d'un jury d'experts pendant quatre ans, dont deux ans comme président, je peux confirmer qu’il est demandé aux jurys d’experts de ne financer les projets uniquement sur des critères scientifiques, sans aucune directive sur les thèmes à privilégier. Avec un taux de réussite d'environ 10 ou 11 pour cent, les bourses ERC sont parmi les plus difficiles à obtenir, les plus ambitieuses, et les plus prestigieuses.
Je mène le projet EuQu avec Mercedes García-Arenal (CSIC Madrid), Roberto Tottoli (Università di Napoli l’Orientale) et Jan Loop (Université de Copenhague), chercheurs internationalement connus dans leurs champs de recherche. Mme Bergeaud-Blackler serait la première personne à apercevoir dans notre projet l'ombre des frères musulmans. Là encore, elle le fait grâce à son ignorance totale de nos nombreuses publications.
Entre autres, nous avons une collection de livres chez De Gruyter, onze livres publiés et d'autres à venir. Une bonne partie de nos publications sont déjà mises en ligne gratuitement ; les autres le seront prochainement. Si elle avait pris la peine ne serait-ce que d'examiner les titres de nos ouvrages, elle aurait pu indiquer lesquels seraient « intéressants pour les frères musulmans è. Peut-être The Latin Qur’an, 1143–1500 : Translation, Transition, Interpretation ? Ou les frères musulmans de Mme Bergeaud-Blackler préfèrent-ils Juan de Segovia and the Qur’an : Converting the Muslims in Fifteenth-Century Europe ?
Mme Bergeaud-Blackler ne se contente pas de dénigrer quatre chercheurs chevronnés et un grand programme de recherche européen. Bien plus répréhensible, pour moi, elle ternit la réputation d'une jeune collègue, en l'occurrence Naima Afif, post-doc à l'Université de Copenhague. Nous sommes particulièrement contents d'avoir pu recruter Mme Afif, une excellente chercheuse qui combine des compétences en langues et paléographies arabe et hébraïque, des talents en humanités numériques, et la connaissance de diverses langues européennes.
Dans le cadre de notre projet, elle étudie deux traductions hébraïques du coran aux XVII et XVIII siècles, faites non pas directement de l'arabe, mais l'une de l'italien et l'autre du néerlandais. Son travail sur ces traductions, basé sur l'étude paléographique des manuscrits et sur une excellente contextualisation historique, représente une étude fascinante des liens complexes entre judaïsme, islam et christianisme dans l'Europe moderne.
Encore une fois, il est difficile d'imaginer que de tels travaux puissent intéresser les frères musulmans de Mme Bergeaud-Blackler. Il en va de même pour les autres projets de nos 19 post-doc et de nos 10 doctorants, tous présentés sur notre site web. Les frères musulmans de Mme Bergeaud-Blackler doivent être de bons latinistes ; ils attendent sans doute avec impatience la publication des traités du xvi siècle sur l'évangélisation des musulmans écrits par des missionnaires catholiques. Ou peut-être préfèrent-ils le moyen français : nous publions le Dialogue entre un chrétien et un sarrasin de Jean Germain, premier texte de polémique antimusulmane en langue française.
La polémique de Mme Bergeaud-Blackler, aussi ridicule qu'elle puisse paraître, est inquiétante à plus d'un titre. Elle a accusé d'autres chercheurs de complicité avec les frères musulmans, à tel point que certains d'entre eux ont lancé des procès pour diffamation contre elle. Elle est devenue une sorte de vedette dans la blogosphère d'extrême droite, où, grâce à son affiliation au CNRS, elle donne un semblant de caution scientifique aux théories complotistes les plus farfelues.
Le 13 avril, Fabrice Leggeri, député européen RN, a envoyé une lettre à la commission européenne, dénonçant notre projet pour ses liens supposés avec les frères musulmans. Notre projet existe depuis 2019, et si l'extrême droite ne l'attaque que maintenant, c'est sans doute en bonne partie parce qu'elle estime que le moment est propice. Dans mon pays natal, les USA, l'administration Trump attaque les universités et la recherche, visant tout ce qui pourrait résister à son idéologie, de la science climatique aux études sur le genre.
Les relais de M. Trump et M. Musk en Europe, entre autres le RN, l'AfD et les organes de presse de M. Vincent Bolloré, aimeraient faire pareil chez nous. Dans les deux cas, l'extrême droite a les historiens en ligne de mire, car nos travaux contredisent leur vision suprémaciste blanche de l'histoire.
Aux Etats-Unis sont visés ceux qui travaillent sur l'histoire de l'esclavage, le racisme, l'extermination des peuples autochtones, l'inégalité homme femme. Ici, c'est notamment ceux qui travaillent sur le colonialisme, sur l’immigration et sur l'islam. Dans ce contexte, il est urgent de défendre la recherche et les chercheurs, pour empêcher que la chasse aux sorcières que connaissent les universités américaines ne gagne l’Europe. Il ne faut en aucun cas que l'attaque contre la science soit faite au nom du CNRS.
Veuillez agréer, mesdames, messieurs, l’expression de mes sentiments collégiaux.
 
                 
             
            