JY Mas (avatar)

JY Mas

Professeur agrégé de sciences économiques et sociales (SES) dans l'enseignement secondaire et parent d'élève en Seine Saint Denis, docteur en sciences de l'éducation.

Abonné·e de Mediapart

60 Billets

0 Édition

Billet de blog 1 avril 2024

JY Mas (avatar)

JY Mas

Professeur agrégé de sciences économiques et sociales (SES) dans l'enseignement secondaire et parent d'élève en Seine Saint Denis, docteur en sciences de l'éducation.

Abonné·e de Mediapart

Les programmes de SES au lycée en question

Les nouveaux programmes et des sujets de bac de l’enseignement de spécialité de Sciences Économiques et Sociales en terminale générale ne sont ni explicites, ni exigeants, et encore moins axiologiquement neutres. Ils ont considérablement appauvri et dénaturé cet enseignement. 

JY Mas (avatar)

JY Mas

Professeur agrégé de sciences économiques et sociales (SES) dans l'enseignement secondaire et parent d'élève en Seine Saint Denis, docteur en sciences de l'éducation.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 LES NOUVEAUX PROGRAMMES DE SES EN QUESTION ?  

À propos des programmes et des sujets de bac de l’enseignement de spécialité (EDS) de Sciences Économiques et Sociales (SES) en terminale générale.

La réforme des programmes de SES de 2018 de Philippe Aghion,

            À la rentrée 2023, le ministre de l’Éducation (MEN) a satisfait les revendications des enseignants en replaçant les épreuves du bac au mois de juin, alors qu’elles avaient eu lieu en mars l’an passé. Ces nouvelles dates du bac doivent permettre d’éviter l’absentéisme massif auquel on a assisté au troisième trimestre 2023. Toutefois, le MEN a refusé d’alléger les programmes de SES comme le demandait l'Association des Professeurs de Sciences Économiques et Sociales (APSES). Cette année, les professeurs de SES doivent donc traiter l’ensemble des 12 chapitres du programme soit 5 chapitres en plus, ce qui correspond à une augmentation de 70 % des contenus à enseigner alors qu’ils ne bénéficieront que de 30% de temps supplémentaire.

Cette décision du MEN  va les obliger une fois de plus à bachoter et à bâcler certains chapitres pour boucler impérativement ce programme. Mais leur lourdeur, n’est pas comme on va le voir le seul problème que posent les programmes de l’enseignement de spécialité de SES en terminale, programmes qui en raison du COVID et des dates du bac placées en mars l’an passé, n’ont jusqu’à présent, jamais pu être appliqués dans leur intégralité depuis leur réforme en 2018.

 Alors qu’ils avaient déjà été réformés en 2010, les programmes de SES ont en effet été ré-écrits en 2018, dans le prolongement de la réforme du lycée de J.M. Blanquer et de Pierre Mathiot. Ces nouveaux programmes ont été rédigés par un groupe d’experts dirigé par Philippe Aghion, professeur d’économie au collège de France et proche en 2017 d’Emmanuel Macron, afin de répondre aux multiples critiques formulées par les lobbys patronaux contre l’enseignement des SES. Ces nouveaux programmes comportent 12 chapitres : 6 chapitres d’économie, 3 chapitres de sociologie, 1 chapitre de science politique et 2 chapitres dits de « regards croisés ». Chaque chapitre est composé de 4 à 5 objectifs d’apprentissage (OA) qui indiquent de façon très précise le contenu de ce qui doit être enseigné.

C’est donc un programme très prescriptif qui limite de façon drastique la liberté pédagogique des enseignants ; ces derniers doivent impérativement traiter tous les OA puisque chaque sujet du bac renvoie à un OA particulier. Le jour du bac, les élèves ont le choix entre deux types de sujet : soit une dissertation qui comporte une question avec 4 documents, soit une épreuve composée (EC) qui se compose de trois exercices différents : une EC1 qui comporte une simple question de cours, une EC2 qui comporte deux questions sur un document, et une EC3 qui comporte une question de synthèse à partir de 2 ou 3 documents. Les mêmes questions peuvent être posées en EC1, en EC2 ou en EC3. Le préambule de ces programmes insiste par ailleurs sur leur scientificité et leur neutralité axiologique :

« Comme les autres disciplines scientifiques, les sciences économiques et sociales articulent modélisation et investigations empiriques pour rendre compte de façon rigoureuse de la réalité sociale et mettre en question les prénotions. Cette démarche implique la formulation d’hypothèses, la construction d’indicateurs de mesure pertinents et leur soumission à l'épreuve des faits. Les élèves sont sensibilisés au fait que le travail de modélisation ne vise pas tant à décrire la réalité qu'à isoler certaines variables déterminantes pour analyser avec rigueur certaines catégories de faits et de comportements économiques et sociaux. Ils ne confondent pas la construction de modèles avec une idéalisation normative. Ils sont familiarisés avec les différentes modalités d’investigation empirique utilisées en sciences sociales (méthodes quantitatives et qualitatives). Les professeurs insistent sur l’exigence de neutralité axiologique. Les sciences sociales s’appuient sur des faits établis, des argumentations rigoureuses, des théories validées et non pas sur des valeurs. L’objet de l’enseignement des sciences économiques et sociales est le fruit des travaux scientifiques, transposés à l’apprentissage scolaire. Il doit aider les élèves à distinguer les démarches et savoirs scientifiques de ce qui relève de la croyance ou du dogme, et à participer ainsi au débat public de façon éclairée ; il contribue à leur formation civique ». (https://eduscol.education.fr/document/23155/download)

Le CDP-SES de la critique du projet fondateur à la défense des nouveaux programmes

            Les programmes de 2019, comme ceux de 2010 ont suscité un débat assez vif entre les enseignants de SES (https://blogs.mediapart.fr/jy-mas/blog/140619/les-nouveaux-programmes-de-ses-ou-la-programmation-de-limpuissance-0). Les enseignants de SES proches de lAPSES, critiquent les nouveaux programmes, alors que ceux-ci sont défendus par le CDP-SES, qui reprend par ailleurs les critiques formulées par Alain Beitone contre « le projet fondateur » de l’enseignement des SES.

En effet, lors de sa création à la rentrée 1967,  l'enseignement des SES repose sur des principes épistémologiques, didactiques et axiologiques originaux. Dans une tradition épistémologique inspirée par l’école des annales (mais que l’on retrouve entre autre dans l’école de la régulation, l’économie des conventions, ou l’analyse institutionnelle), le préambule de 1967 précise que l’enseignement des SES ne doit pas être une simple propédeutique à l’enseignement supérieur (ce qui n’empêchera pas bien sur des générations de bacheliers B et ES de réussir à l’université dans les filières d’économie et de sciences sociales), mais un enseignement de culture générale qui prône une approche « par objet » plutôt qu’une approche strictement disciplinaire des faits économiques, sociaux et politiques. Au niveau didactique, le préambule de 1967 recommande d’avoir recours aux pédagogies actives (exposés, recherches personnelles, travail de groupe) et d’éviter le cours magistral. Enfin cet enseignement est avant tout pensé comme un enseignement de formation à la citoyenneté. Il s’agissait de doter les futurs citoyens d’une culture en science économique et en sciences sociales afin de leurs permettre de mieux appréhender les questions économiques et sociologiques qui prennent, dans les années 60, de plus en plus d’importance dans les débats politiques.

Ce sont ces principes, et notamment le croisement disciplinaire, qui vont être remis en cause par les réformes de 2010 et de 2018. Autrement dit, dans un chapitre sur un objet particulier, les programmes de SES avant 2010 proposaient de croiser les apports des différentes sciences sociales pour analyser l’ensemble des enjeux liés à cet objet. Ainsi par exemple, dans un chapitre sur le chômage le programme évoquait à la fois les politiques économiques de lutte contre le chômage et leurs éventuelles conséquences sociales. A l’inverse dans un chapitre plutôt sociologique,  consacré à la famille, les programmes comportaient une partie sur le rôle économique de la famille et évoquaient à travers des exemples issus d’études anthropologiques, les multiples formes prises par l’institution familiale dans les différentes sociétés humaines.

Précisons toutefois que les différents chapitres du programme s’inscrivaient dans un champ (économique, politique ou sociologique) particuliers. Le croisement disciplinaire était donc relatif ; il s’agissait bien d’enrichir l’analyse d’un objet plutôt propre à un champ particulier par l’apport de savoirs issus d’autres champs. Les programmes des années 90 et 2000 ont donc toujours été construits en respectant l’identité des différents champs disciplinaires. Rappelons de plus que les nouveaux programmes en terminale et en première comportent deux chapitres appelés « regard croisés » qui croisent des savoirs issus des différentes sciences sociales sur certains objets, ce qui prouve bien a postériori l’intérêt du croisement disciplinaire.

Or les défenseurs des nouveaux programmes estiment à la suite Alain Beitone, que le croisement disciplinaire préconisé par le projet fondateur était avant tout source de pédagogie invisible et défavorisait les élèves faiblement dotés en capital culturel. Les termes de pédagogie « visible » ou « invisible » renvoient, selon le linguiste Basil Bernstein au degré d’autonomie accordé aux enfants lors des séquences d’apprentissage. Les pédagogies invisibles correspondent aux pédagogies nouvelles dans lesquelles l’accent est mis surtout sur l’épanouissement et le développement des enfants ; le rôle des enseignants est d’encadrer les activités des élèves plutôt que de leur transmettre des savoirs. Dans ce type de pédagogie, le contrôle du maître sur l’élève est plus souple, les critères d’évaluation plus implicites, le but de ces pédagogies est de rendre moins prescriptifs les apprentissages et de laisser plus de marge aux enfants dans le choix de leurs activités et de leurs centres d’intérêt.

À l’inverse la pédagogie est dite « visible » lorsque les moments de l'apprentissage sont distincts des moments de détente, les contenus à transmettre sont clairement identifiés ; les frontières entre les disciplines et entre les différents types de savoirs sont explicitement établies. En effet, parce qu'ils ne comprennent pas toujours le statut des savoirs « savants », les enfants des classes populaires ne saisissent pas les enjeux cognitifs des nouvelles pratiques pédagogiques. Celles-ci seraient alors sources de pédagogie invisible notamment parce qu’elles brouillent les frontières entre les contenus disciplinaires et remettent en question le découpage entre les savoirs légitimes et les savoirs sociaux. Une véritable pédagogie progressiste et rationnelle devrait donc définir avec précision les contenus disciplinaires qui doivent être transmis sans brouiller les frontières entre les différents registres du savoir. Autrement dit, l'entrée dans les savoirs de référence nécessite de développer un rapport réflexif au savoir et au langage, et de reconnaître qu'il existe une hiérarchie entre les différents types de savoirs et de discours.

Or, en accordant trop d'importance à l'expression, à l'expérience ou à la spontanéité des élèves, les pédagogies nouvelles ne permettraient pas aux élèves d’origine populaire de réaliser la rupture épistémologique nécessaire à l’entrée dans les apprentissages savants. Ces élèves auraient surtout besoin qu'on les aide à comprendre la différence entre discours savants et discours sociaux, à bien marquer la différence entre démarche scientifique et sens commun, et non, sous prétexte de rendre les savoirs plus attractifs, de partir de leurs représentions, de leurs expériences ou de leurs centres d'intérêt. On le voit, le concept de pédagogie invisible porte plutôt sur les méthodes pédagogiques mises en place dans les écoles primaires et maternelles mais n’a pas de rapport direct avec les questions épistémologiques liées au cloisonnement ou au croisement disciplinaire en sciences sociales.

Dans différentes tribunes, Alain Beitone, quant à lui, estime que croiser les différentes sciences sociales sur un objet commun revient à mélanger des savoirs issus de ces différentes disciplines, ce qui empêche d’analyser de façon rigoureuse les faits économiques, politiques ou sociaux et brouille les frontières entre savoirs savants et discours courants. Le croisement disciplinaire ne permet donc pas de mettre en place une véritable problématisation scientifique, ni de définir avec précision des objectifs d’apprentissages. Selon Alain Beitone, le projet fondateur, par sa volonté de favoriser un enseignement pluridisciplinaire contribuait à l’affaiblissement de la classification des contenus et empêchait donc la mise en place d’une véritable pédagogie explicite. L’approche intégrée des sciences sociales est alors accusée de favoriser ceux qui par leur socialisation culturelle seraient déjà familiarisés avec les problématiques économiques et sociales et donc d’accroitre par conséquent les difficultés des élèves de milieux populaires. Comme le montrent les extraits ci-dessous, les défenseurs des nouveaux programmes reprennent les accusations formulées depuis 30 ans par Alain Beitone contre les principes épistémologiques du projet fondateur :

« La pédagogie invisible revendiquée par les défenseurs du projet fondateur pouvait se tolérer dans les années 70 quand seule une minorité d’élèves accédait au baccalauréat (environ 20% d’une classe d’âge). Mais quand survient la seconde explosion scolaire massivement constituée d’élèves issus de milieux populaires, cette pédagogie accentue en définitive les inégalités d’apprentissages. On le voit, le décloisonnement disciplinaire et l’entrée par des objets problèmes non seulement font l’impasse sur la nécessaire problématisation scientifique, mais défavorisent in fine les élèves faiblement dotés en capital culturel » (http://eloge-des-ses.com/wp-content/uploads/2020/04/SES-discipline-normale-Sebastien-Duffort.pdf).

 C’est donc au nom d’une didactique plus égalitaire que le CDP-SES défend les nouveaux programmes :

 " Comme l’expriment fort justement les programmes de 2011 et 2019, il s’agit de transmettre aux élèves des concepts, méthodes et problématiques essentiels issus des disciplines universitaires de référence : la science économique, la sociologie et la science politique. Dit autrement, une discipline qui arme les élèves intellectuellement en leur transmettant une connaissance savante, robuste et émancipatrice ; une discipline qui met les élèves dans une authentique activité intellectuelle leur permettant de raisonner en citoyens éclairés dotés d’un esprit critique et d’un outillage conceptuel solide et rigoureux. L’enseignement des SES est exigeant ». (op.cit)

Ces programmes auraient aussi l’avantage (contrairement aux anciens) d’être axiologiquement neutres :

 "Enfin, la politisation de la discipline a de grandes chances d’accentuer les inégalités d’apprentissage. Les élèves issus de milieux sociaux fortement dotés en capital culturel et proches de la culture scolaire décoderont les implicites cognitifs, percevront les véritables enjeux de savoir et distingueront discours scientifique et jugement de valeur. Ceux issus de catégories défavorisées qui n’ont pas d’affinités avec l’école mettront sur le même plan énoncé scientifique et discours normatif, seront les premières victimes des malentendus d’apprentissages et, in fine, n’apprendront rien. Pire encore, ils s’imagineront qu’en SES on peut affirmer tout et son contraire ». ( op. cit.)

Les nouveaux programmes seraient donc à la fois plus exigeants et plus égalitaires que les anciens.

« Par ailleurs, peut-on reprocher à un groupe d’enseignants de vouloir lutter contre les inégalités d’apprentissage ? En SES, l’une des épreuves au baccalauréat est la dissertation, l’un des exercices les plus difficiles. Comment l’évaluer s’il n’existe pas un cadre très précis des savoirs attendus qui doivent être mobilisés pour proposer une réponse argumentée et scientifiquement fondée à la question posée ? C’est un secret de polichinelle que de dire que les enfants de milieux culturellement bien dotés réussissent mieux ce type d’exercice, notamment lorsqu’il repose sur une pédagogie invisible. La pédagogie explicite permet de lutter contre les inégalités comme l’ont montré un grand nombre de chercheurs comme JeanPierre Astolfi, Elisabeth Bautier ou encore Jean-Yves Rochex ». (http://eloge-des-ses.com/wp-content/uploads/2018/07/Igor-Martinache-La-vie-des-id%C3%A9es-et-l%E2%80%99oubli-de-la-neutralit%C3%A9-axiologique.pdf). 

Ainsi selon les membres du CDP-SES, les anciens programmes (avant la réforme de 2010), parce qu’ils généraient de la pédagogie invisible et ne respectaient pas la neutralité axiologique, défavorisaient les élèves d’origine populaire. Les nouveaux programmes de SES seraient donc à la fois plus explicites, plus exigeants et plus respectueux de la neutralité axiologique. Nous allons montrer en quoi ces assertions sont plus que discutables.

Cloisonnement disciplinaire et pédagogie explicite

 Si le souci des défenseurs des nouveaux programmes de fixer « un cadre précis des savoirs attendus » afin de rendre explicites et visibles les savoirs que doivent mobiliser les élèves dans leurs devoirs est tout à fait légitime, affirmer, comme ils le font que seul le cloisonnement disciplinaire permet de mettre en place une véritable pédagogie explicite permettant de lutter contre les inégalités d’apprentissage, est une assertion qui ne repose sur aucune étude empirique solide. On ne voit en effet pas en quoi une approche par objet empêche de définir clairement les objectifs et les savoirs attendus. Contrairement à ce qu’affirme Sébastian Dufort, les défenseurs du projet fondateur (qui reste pour ses partisans une référence forte mais qui n’a rien de dogmatique) ne se sont jamais revendiqués de la pédagogie invisible. Ce sont des enseignants conscients des biais qui peuvent nuire à l’apprentissage de leurs élèves. Ils ont donc aussi à cœur de mettre en œuvre des dispositifs pédagogiques qui permettent de « chasser les implicites » et de lutter contre les inégalités d’apprentissage.

On peut par ailleurs très bien croiser les disciplines sur un objet particulier, pratiquer une pédagogie active ou magistrale, et avoir pour objectif de transmettre de façon visible et explicite des contenus prescrits.  Ainsi lors, d’un cours magistral, l’enseignant se doit de vérifier que les concepts qu’ils utilisent sont bien maitrisés par les élèves, et ne pas supposer implicitement que ces derniers les maîtrisent, sinon ses élèves risquent d’assister à son cours sans vraiment s’approprier les savoirs exposés. De même si les élèves sont en mis en activité, l’enseignant se doit de faire attention à ce que les élèves ne confondent pas des savoirs issus de disciplines ou de registres différents (par exemple lors d’une recherche personnelle les élèves doivent faire la différence entre les sources médiatiques et des sources académiques). Enfin, si un enseignant organise un projet interdisciplinaire particulier avec une classe, projet donc qui génère de la pédagogie invisible, il peut très bien montrer en quoi les disciplines différentes proposent des éclairages permettant de mieux comprendre les enjeux de son projet, tout en explicitant les notions et les concepts sur lesquels reposent ce dernier. Autrement dit, lorsqu’un enseignant traite en classe un chapitre particulier, rien ne l’empêche de distinguer les enjeux économiques d’un côté et les enjeux politiques ou sociaux de l’autre et de montrer en quoi ces analyses sont complémentaires.

Des OA qui reposent sur des implicites

Affirmer que le cloisonnement disciplinaire sur lequel repose dans ces programmes, permet de mettre en œuvre une pédagogie explicite est de plus tout simplement inexact, car de nombreux OA impliquent la maitrise de notions, d’indicateur ou de savoirs qui n’apparaissent pas « explicitement » dans le programme officiel de 2018, ce qui  oblige les enseignants à faire de nombreux détours et de nombreux rappels sur des notions qui n’ont pas été abordées les années précédentes.

Dans le chapitre sur la croissance économique : le calcul du PIB et les phases de la croissance ne sont pas abordées. L’étude du développement et de l’IDH non plus.

 Dans le chapitre sur le commerce international : le rôle des FMN et le marché des changes ont disparu.

Dans le chapitre sur les questions environnementales : aucune mention n’est faite sur les liens entre inégalités sociales et émissions de CO2.

 Dans le chapitre sur les inégalités sociales, on n’aborde plus en terminale la question de l’exclusion sociale.

 Certes un programme disciplinaire n’est jamais complet et même en terminale il est souvent nécessaire de revenir sur certaines notions de base. Mais pour certains OA il ne s’agit pas uniquement de rappel, car leur compréhension implique la maitrise de savoirs qui ne figurent pas dans le programme, mais que les élèves sont censés « implicitement » maitriser.  Inversement certains OA reposent sur la maitrise de notions qui n’apportent pas grand-chose à la compréhension des faits étudiés (croissance endogène, la fluidité sociale, vente des colatéraux).

 Loin de les aider à distinguer savoirs savants et savoirs courants, le cloisonnement disciplinaire piège les élèves, puisque le même objet peut être étudié dans des chapitres différents. De nombreux élèves confondent donc les questions et rédigent des parties qui sont justes mais hors-sujet. Or il n'y a rien de plus décourageant pour un élève que d’apprendre et de restituer un cours, mais d’avoir fait un hors-sujet puisqu’ il a alors l’impression d’avoir travaillé pour rien.

 Ainsi en première les comptes (Chiffre d’affaires, Valeur ajoutée, profits) de l’entreprise sont abordée dans un chapitre sur le financement de l’économie, mais l’organisation et la gouvernance de l’entreprise sont vue dans autre un chapitre de regards croisés.

 En terminale, un OA du chapitre sur la croissance porte sur les limites écologiques  de la croissance alors qu’ un autre OA dans le chapitre sur l’environnement porte sur  les principaux instruments dont disposent les pouvoirs publics pour faire face aux externalités négatives de la croissance sur l’environnement.

 En terminale, un OA du chapitre sur le chômage porte sur  les politiques de flexibilité, mais les conséquences de la flexibilité sur la précarité du travail sont abordées dans un autre chapitre sur le travail, ce qui rend impossible un sujet de bac sur « les avantages et les limites des politiques de flexibilité ».

             Enfin certains OA abordent des problématiques qui étaient présentes dans les anciens programmes mais  le cadre théorique ou le contexte historique dans lesquels ces problématiques sont apparues ne sont pas évoqués ce qui nuit considérablement à la compréhension des enjeux épistémiques liés à ces problématiques.

 En terminale dans le chapitre sur « les mutations de l’emploi et du travail », l’ OA « comprendre  comment le numérique brouille les frontières du travail (télétravail, travail / hors travail), transforme les relations d’emploi et accroît les risques de polarisation des emploi », renvoie à une problématique bien plus large : celle des relations entre le progrès technique et l’emploi. Or rien n’indique dans cet OA que le numérique ( et bientôt l’IA) peut avoir des effets quantitatifs ambiguës sur l’emploi. Le progrès technique a toujours compensé ( grâce aussi à la réduction du temps de travail à long terme) les emplois détruits et automatisés, mais rien n’assure que cela sera toujours le cas dans un futur proche. Or le programme de SES ne permet pas d’aborder ces enjeux qui sont pourtant au cœur des interrogations actuelles sur l’évolution de l’emploi. 

 Dans le même chapitre un OA est intitulé « Comprendre que le travail est source d’intégration sociale et que certaines évolutions de l’emploi (précarisation, taux persistant de chômage élevé, polarisation de la qualité des emplois) peuvent affaiblir ce pouvoir intégrateur », mais la théorie durkheimienne sur le rôle de la division du travail social ne figure plus au programme de terminale. Elle figure certes au programme de première, mais son rappel est nécessaire pour comprendre les enjeux de cet OA.

Un programme déficitariste

            Mais le principal problème posé par certains OA, c’est que, contrairement à ce qu’affirment les partisans des nouveaux programmes, ils ne permettent aucune véritable problématisation et reposent sur de faibles enjeux épistémiques. En effet, notamment en raison du cloisonnement disciplinaire, les sujets du bac sont souvent formulés sous la forme  « montrez que », ils ne permettent donc pas d’analyser l’ensemble des enjeux d’une question étudiée. Dans ce type de sujet, on demande aux élèves de n’aborder qu’un seul aspect d’une question. On ne leur demande donc plus de problématiser, ni d’exercer leur esprit critique, mais de simplement décrire des mécanismes économiques ou sociaux. Dans certaines sujets, les élèves ont même du mal à échapper à la paraphrase tant les documents sont « explicites ». On en vient même parfois se demander s’il faut vraiment avoir fait 3 ans de SES à raison de 6 heures hebdomadaires en terminale pour pouvoir répondre à certaines questions tant celles-ci sont peu problématisées. Les élèves sont d’ailleurs eux-mêmes surpris par les faibles exigences de certains sujets de bac et s’étonnent du peu de connaissances qu’ils ont à mobiliser lors de l’épreuve.

Ce type de sujet a été illustré par les polémiques provoquées par un sujet en 2021 sur la flexibilisation du travail, jugé trop favorable par certains médias aux thèses libérales.  

Le CDP-SES défend pourtant ce type de sujet de façon assez curieuse :

 Le sujet de baccalauréat en question (il s’agit de la troisième partie d’une épreuve qui en contient trois) était le suivant : « À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que des politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel ». Dans cette partie de l’épreuve, on demande aux élèves de montrer en 2 heures environ qu’ils ont compris des mécanismes présents dans le programme et savent les restituer. Cette consigne permet notamment aux élèves travailleurs et peu dotés en capital culturel de montrer leur connaissance du cours » (http://eloge-des-ses.com/wp-content/uploads/2021/07/Communique-du-CDP-SES-Bac-2021.pdf).

Selon ces enseignants, ce type de sujet permet à des élèves « travailleurs mais peu dotés en capital culturel » de montrer leurs connaissances. Cette approche révèle un véritable mépris de classe envers les élèves issus des classes populaires. On attend de ces derniers qu’ils restituent leurs cours, mais ils sont visiblement considérés comme incapables d’exercer leur esprit critique sur un sujet particulier. Ainsi au lieu de proposer aux élèves faiblement dotés en capital culturel des exercices qui leur permettent une « authentique activité intellectuelle », l’école leur propose des exercices sans véritables enjeux épistémiques. On est bien ici au cœur de ce que Jean-Pierre Terrail appelle « le paradigme déficitariste », puisque ces élèves sont d’emblée considérés comme incapables d’aborder l’exercice de la dissertation. Se faisant l’école renonce à sa mission, elle ne lutte pas contre les inégalités d’apprentissage, elle les entérine (Jean-Pierre Terrail, https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article303).

D’autres OA et d’autres sujets de bac peuvent être considérés comme déficitaristes :

 OA : « Comprendre que l’engagement politique prend des formes variées (vote, militantisme, engagement associatif, consommation engagée) ». Sujet : EC1 «  Montrez, à l'aide de deux exemples, que l'engagement politique peut prendre des formes variées ».

OA : - Savoir identifier les différents acteurs (pouvoirs publics, ONG, entreprises, experts, partis, mouvements citoyens) qui participent à la construction des questions environnementales ». OA : Comprendre que l’action publique pour l’environnement articule différentes échelles (locale, nationale, européenne, mondiale). Sujet de bac : « Vous montrerez que les questions environnementales impliquent une diversité d’acteurs à différentes échelles ».

OA : Connaître les principaux descripteurs de la qualité des emplois (conditions de travail, niveau de salaire, sécurité économique, horizon de carrière, potentiel de formation, variété des tâches). Sujet  de bac : Présentez deux descripteurs de la qualité des emplois

A l’inverse certains sujets de bac articulés à des OA désorientent souvent les élèves en raison de leur inutile complexité. Les problématiques évoquées pourraient être beaucoup plus abordables si elles étaient formulées de façon plus explicite.

 OA : Comprendre que les différentes formes d’égalité (égalité des droits, des chances ou des situations) permettent de définir ce qui est considéré comme juste selon différentes conceptions de la justice sociale (notamment l’utilitarisme, le libertarisme, l’égalitarisme libéral, l’égalitarisme strict). Sujet de dissertation : « En quoi les différentes formes d'égalité permettent-elles de définir ce qui est considéré comme juste selon les principales conceptions de la justice sociale ? ».

OA : « Comprendre que le progrès technique est endogène et qu’il résulte en particulier de l’innovation ». Sujet : « Vous montrerez que le progrès technique est endogène ».

 OA : Comprendre que la mobilité observée comporte une composante structurelle (mobilité structurelle) ; comprendre que la mobilité peut aussi se mesurer de manière relative indépendamment des différences de structure entre origine et position sociales (fluidité sociale) et qu’une société plus mobile n’est pas nécessairement une société plus fluide. Sujet EC3 : Vous montrerez qu’une société plus mobile n’est pas nécessairement plus fluide

Un programme axiologiquement neutre ?

 Enfin, les défenseurs des nouveaux programmes estiment que ces derniers auraient aussi pour mérite d’être axiologiquement neutres. Se faisant, ils relaient ainsi la propagande patronale ou des journaux de droite, selon lesquels les anciens programmes de SES étaient politiquement orientés, et cela sans par ailleurs prendre le temps d’étayer une telle accusation.

 « Quand on connaît le contexte politique et éducatif post mai 68 dans lequel sont nées les SES (critique de la tradition et de la verticalité, critique des pédagogies transmissives, critique des savoirs, défense des pédagogies innovantes et du « maître accompagnateur » etc.), on comprend vite que ces « valeurs », ces objectifs « civiques et politiques » à transmettre aux élèves sont à chercher du côté de la gauche de transformation sociale (...) D’une part, substituer à des objectifs scientifiques des finalités politiques ne peut avoir pour conséquence que de délégitimer, discréditer et à terme marginaliser l’enseignement des SES. Les forces libérales et conservatrices (institut de l’entreprise, IFRAP, MEDEF etc.), toujours promptes à dénoncer un enseignement trop « marxiste », ne manqueront pas en effet de s’engouffrer dans la brèche en affirmant haut et fort : « nous vous l’avions bien dit ». Dès lors, axer l’enseignement des SES sur la critique du libéralisme économique ne peut en définitive que faire son jeu ». (http://eloge-des-ses.com/wp-content/uploads/2020/04/SES-discipline-normale-Sebastien-Duffort.pdf).

Il est toujours étonnant de voir des enseignants se réclamer de la neutralité axiologique, et relayer la propagande patronale du Figaro et de Valeurs actuelles sur la prétendue politisation des programmes et des enseignants de SES. Que les professeurs de SES soient en majorité de gauche, c’est probable, mais on ne voit pas en quoi cela implique que leur enseignement soit politiquement orienté. Contester le manque de pluralisme des programmes, rappeler que l’enseignement a pour objectif la formation des citoyens, ce n’est pas la même chose que de demander la « politisation » des programmes. Mais visiblement, selon Sébastien Dufort, les programmes de SES ne devraient pas critiquer le libéralisme car cela risque donner raison aux lobby patronaux. Curieuse conception une fois de plus de la neutralité axiologique et de l’objectivité scientifique. On peut aussi rappeler que l’enseignement des SES n’a rien à voir avec l’esprit post-68 puisqu’il a été créé en ... 1967 !

Affirmer que les programmes actuels respectent la neutralité axiologique est de toute façon assez paradoxal puisque Philippe Aghion lui-même a reconnu, dans un article du journal « Les Échos » avoir conçu les programmes de SES pour « lutter contre le penser-faux de Mr Mélenchon ».  Le chapeau de l’article est assez révélateur du rôle que Philippe Aghion attribue à l’apprentissage de l’économie dans l’enseignement secondaire  :

« Tous les jeunes Français devraient apprendre l'économie dans le secondaire, plaide Philippe Aghion, afin que chacun puisse comprendre que certaines idées ne peuvent fonctionner. Ainsi, le programme de Jean-Luc Mélenchon, s'il était appliqué, mènerait au désastre

Dans cet article Philippe Aghion  estime, en effet, que :

« l’ idée que la décroissance est la solution au défi climatique est une idée fausse car miser sur la décroissance, c'est proposer un retour permanent au premier confinement, avec les effets psychologiques désastreux que l'on sait et qui s'ajoutent aux coûts économiques considérables. La seule alternative est celle de l'innovation verte et d'une transition énergétique économiquement viable, or Mélenchon propose de renoncer au nucléaire en fermant les centrales existantes et en abandonnant la construction de nouveaux EPR ».  (https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/le-penser-faux-de-m-melenchon-1408021) .

On l’aura compris, d’après Philippe Aghion, la croissance économique et l’innovation, ce qu’on appelle la « soutenabilité faible », sont donc les seules solutions aux questions environnementales. Certes les politiques climatiques figurent bien au programme de SES, mais évoquer la décroissance, le recyclage, la sobriété ou même la consommation éthique semble visiblement beaucoup trop subversif pour ce professeur d’économie au collège de France. Curieuse conception de la neutralité axiologique que celle qui consiste à ne pas évoquer d’éventuelles solutions à la question climatique sous prétexte qu’elles figurent dans le programme de M. Mélenchon. Max Weber, à qui il est d’usage d’attribuer la paternité du concept de neutralité axiologique, aurait sans doute beaucoup apprécié !

 Dans le programme de SES on trouve ainsi un sujet de bac dans lequel on demande au candidat de OA : « Comprendre qu’une croissance économique soutenable se heurte à des limites écologiques  et que l’innovation peut aider à reculer ces limite », cet OA donne lieu à un sujet dans lesquels on demande aux candidats de montrer que l’innovation peut être une solution aux limites écologiques de la croissance économique et dans lequel on montre que les émissions de gaz à effet de serre des voitures neuves diminuent . Ce type d’OA et de sujet minimisent donc explicitement les  conséquences  écologiques de la croissance en accréditant l’idée que l’innovation, à elle seule, va permettre de limiter les conséquences du changement climatique.

De même, le chapitre sur le chômage donne lieu à une simple distinction entre chômage conjoncturel et chômage structurel. La question du  chômage n'est plus analysée selon des approches théoriques différentes entre classiques et keynésiens, mais comme une simple distinction technique sur l'origine du chômage.

On le voit, les programmes de terminale de SES de 2019 ne sont donc ni explicites, ni exigeants et encore moins axiologiquement neutres. Ils ont à l’inverse, considérablement appauvri et dénaturé cet enseignement en lui fixant des objectifs d’apprentissage souvent confus, peu problématisés et déficitaristes. Voilà pourquoi ils doivent être revus afin de les rendre réellement à la fois ambitieux, explicites et pluralistes. (FIN) 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.