Contrairement à l’an passé, les sujets du bac SES 2023 n’ont pas suscité de polémiques particulières. En effet, en 2022, la presse s’était fait l’écho des critiques sur l’aspect orienté des sujets du bac SES (https://www.lemonde.fr/education/article/2022/05/16/bac-2022-la-polemique-sur-les-sujets-de-ses-une-crise-qui-vient-de-loin_6126376_1473685.html), ce qui n’a pas été le cas cette année. Les inspecteurs chargés du choix des sujets semblent donc avoir suivis les injonctions du préambule des programmes de SES qui rappelle que « Les professeurs insistent sur l’exigence de neutralité axiologique. Les sciences sociales s’appuient sur des faits établis, des argumentations rigoureuses, des théories validées et non pas sur des valeurs. L’objet de l’enseignement des sciences économiques et sociales est le fruit des travaux scientifiques, transposés à l’apprentissage scolaire. Il doit aider les élèves à distinguer les démarches et savoirs scientifiques de ce qui relève de la croyance ou du dogme, et à participer ainsi au débat public de façon éclairée » ; il contribue à leur formation civique (..). Le programme fixe des objectifs d’apprentissage ambitieux qui ne peuvent être atteints que grâce à des dispositifs qui engagent les élèves dans une activité intellectuelle véritable » (https://eduscol.education.fr/document/23155/download ).
Une analyse approfondie des ces sujets amène toutefois à relativiser ce constat. On peut en effet se demander si les sujets du bac de SES, étaient cette année véritablement axiologiquement neutres et pédagogiquement ambitieux ?
Rappelons qu’en SES, pour l’épreuve de spécialité du bac, les candidats ont le choix entre deux types de sujet. Ils doivent rédiger une dissertation (une question avec 4 documents) ou une épreuve composée (EC = 3 exercices différents portant sur des points différents du programme). Depuis la réforme du bac, il y a d’autre part deux sessions d’examen différentes (Jour 1 et Jour 2), afin que les candidats ne soient pas convoqués sur leurs deux spécialités en même temp, ce qui pose là aussi des problèmes d’harmonisation considérables puisque les sujets peuvent être de difficulté différente. Voilà pourquoi il y a de fortes chances que, comme l’an passé, les inspecteurs remontent les notes de certains correcteurs.
Dans le sujet de dissertation du jour 1 (J1) les candidats devaient montrer "Comment l’action collective s’est-elle transformée ?". Dans ce sujet de science politique assez classique, le candidat doit analyser le développement des nouveaux mouvements sociaux qui portent désormais sur des enjeux liés aux discriminations ( féminisme, antiracisme, lutte LGBTI+, écologie). Ces mouvements sociaux sont « nouveaux » dans le sens ou contrairement aux mouvements sociaux « traditionnels », ils ne portent pas sur des enjeux liés à la défense des acquis sociaux. Cette thèse assez classique en sociologie politique pose toutefois la question des rapports entre les mouvements sociaux « traditionnels" et les « nouveaux » mouvements sociaux. Or cette question est tranchée de façon très discutable par le corrigé officiel dans lequel on peut lire que « le travail comme source de conflit (salaires, conditions de travail…) a perdu de sa centralité (...) et que la forte baisse du taux de syndicalisation constitue à la fois une cause et un reflet du recul des conflits du travail comme objet de l’action collective (...) La perte de centralité des conflits du travail se traduit par une tendance à l’affaiblissement de la conviction selon laquelle faire grève peut exercer une influence sur les décisions prises (document 3). Le nombre de journées non travaillées pour fait de grève recule depuis les années 1970 ». Les correcteurs du sujet ne pouvaient évidemment pas forcément anticiper le succès du mouvement de lutte contre la réforme des retraites, mais il serait quand même étonnant, au moment où des millions de personnes défilent contre le prolongement de l’âge de départ à la retraire, que l’on valorise des candidats qui estimeraient que les conflits sociaux ayant comme objet le monde du travail ont perdu de leur centralité. On peut même se demander si on ne cherche pas à accréditer, auprès des élèves, voir à acter, le déclin des mouvements traditionnels. Le corrigé de ce sujet est donc contredit factuellement, ce qui pour des programmes qui affirment par ailleurs que les sciences sociales s’appuient sur des « faits établis » est assez... paradoxal !
Dans le sujet de dissertation du J2, le candidat devait se demander « Dans quelle mesure les instruments dont disposent les pouvoirs publics pour faire face aux externalités négatives sur l’environnement sont-ils efficaces ? ». Le sujet sur les instruments de la politique climatique semble a priori intéressant puisqu’il est formulé, pour une fois, sous la forme d’un sujet discussion. On attend donc que le candidat expose, conformément aux objectif d’apprentissage (OA) du programme, les intérêts et les limites des principaux instruments de la politique climatique et qu’il évoque les difficultés que rencontrent les états pour se coordonner en raison de l’adoption par certains états de stratégie de « free riding ». Mais comme un document indique que les émissions de CO2 ont tendance à diminuer en Europe, de nombreux candidats en ont conclue donc que les politiques climatiques étaient efficaces. En effet, aucun document n’évoque les prévisions pessimistes du GIEC, ni l’éventuelle remise en cause du modèle consumériste et productiviste. A aucun moment les théories de la décroissance, de la sobriété énergétique ou la limitation de la consommation comme moyen de lutter contre le réchauffement climatique ne sont évoquées. Cela n’a rien de surprenant, puisque M. Philippe Aghion, qui a dirigé le groupe d’expert à l’origine de la rédaction des nouveaux programmes de SES estimait dans un éditorial publié par les Échos l’an passé que « Miser sur la décroissance, c'est proposer un retour permanent au premier confinement, avec les effets psychologiques désastreux que l'on sait et qui s'ajoutent aux coûts économiques considérables » ( https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/le-penser-faux-de-m-melenchon-1408021 ). La remise en cause de notre modèle productif, n’est donc pas pour M. Aghion, une théorie validée, même si elle reste sans doute la seule véritable solution pour éviter les nombreuses catastrophes à venir.
Dans la deuxième question de l’EC du J1, le candidat doit « montrer le rôle des droits de propriété sur la croissance économique ». Accompagné d’un document qui montre une corrélations positive entre le nombre de brevets déposés et la croissance du PIB /tête en Grande-Bretagne, le candidat ne peut donc qu’en déduire, conformément aux OA du programme que les brevets parce qu’ils protègent l’innovation des firmes, sont un dispositif juridique qui favorise la croissance économique. Mais à aucun moment, on attend que le candidat s’interroge sur les effets pervers de la protection des droits de propriété intellectuelle (course « stratégique » au brevet, appropriation du vivant, rente de monopole, frein à la diffusion de l’innovation ) pourtant établis par un rapport du Conseil d’Analyse Économique du 08/07/2003 (https://www.cae-eco.fr/Propriete-intellectuelle). Les élèves doivent donc montrer conformément à la doxa économique classique que les droits de propriété favorisent la croissance économique et donc le bien-être des populations. Les malades du SIDA de certains pays en développement qui n’ont pas eu accès aux tri-thérapies en raison des droits d’exploitation demandés par certains laboratoires seraient peut-être d’un autre avis, mais évoquer ce point de vue serait ici totalement hors sujet (https://theconversation.com/medicaments-contre-le-vih-trouver-lequilibre-entre-droits-des-labos-et-droits-des-patients-93441!).
Dans la deuxième question de l’EC du J2, une autre question porte sur le rôle de la qualification comme facteur de transformation de la structure sociale de la société, cette corrélation semble alors « aller de soi », et se transforme en causalité évidente. On attend donc du candidat qu’il explique que l’élévation du niveau de formation des actifs entraine « mécaniquement » la création d’emplois plus qualifiés. La plupart des candidats se contentent d'ailleurs de lieux communs selon lesquels « pour trouver un emploi il faut avoir un diplôme » conformément à la théorie du capital humain ; sauf que le sujet amène le candidat à inverser le sens de la corrélation et qu’encore une fois, cette corrélation est fragile. En effet, l’élévation du niveau de qualification des actifs n’implique pas « en soi » que les entreprises créent les emplois qualifiés, puisque les facteurs qui déterminent la structure des emplois et celle des diplômes sont indépendants. Rappelons là aussi, que si la croissance économique a tendance à à favoriser la création d’emplois qualifiés, elle continue d’engendrer la création d’emplois peu qualifiés, notamment dans le tertiaire comme on peut le constater de visu avec la multiplication des livreurs de repas à domicile.
Si l’on s’en tient aux sujets du bac de cette année, il aurait donc été intellectuellement plus stimulant d’inciter les élèves à évoquer le dilemme de l’innovation ( incitation / diffusion), à expliquer pourquoi les citoyens les plus diplômés sont ceux qui participent le plus à la vie politique ( dans le sujet de dissertation du J2 il est demandé de montrer les liens entre variables socio-démographiques et participation politique mais pas de les expliquer) , à se demander s’il suffit de favoriser la qualification pour modifier la structure socio-professionnelle de l’emploi, à s’interroger sur les effets ambigües de la croissance économique sur la qualification des emplois ou si les politiques climatiques sont suffisantes face aux enjeux du réchauffement climatique. Même si cela apparaît moins évident que l’an passé, comme on vient de le voir, les sujets de l’épreuve de spécialité 2023 en SES ne sont donc ni axiologiquement neutres, ni pédagogiquement ambitieux. Ces sujets sont par ailleurs parfois tellement plats, qu’on ne voit pas ce que les candidats peuvent faire d’autre que de paraphraser les documents ou de recopier des données sans vraiment les insérer dans un raisonnement argumenté.
Mais en réalité, ce que révèlent les sujets du bac 2023, ce sont surtout les insuffisances des nouveaux programmes officiels de SES qui, comme on vient de le voir, à partir de ces quelques exemples, évacue pratiquement tout débat, tout questionnement et toute discussion. En effet contrairement à ce qu’affirme son préambule, les nouveaux programmes officiels de SES ne proposent pas d’objectifs d’apprentissage ambitieux aux élèves, mais ils s’inscrivent pleinement en revanche dans ce que Jean-Pierre Terrail appelle le « paradigme « déficitariste » ( https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article220), puisque, loin d’être intellectuellement exigeants, ils n’incitent pas les élèves à exercer leur esprit critique mais à bachoter ou à restituer sans aucun recul des contenus appris par cœur.
Pour notre part, nous ne défendons pas des programmes qui seraient « élitistes », « difficiles » ou « encyclopédiques », mais bien au contraire, c’est parce que nous savons, en tant qu’enseignant de SES, que c’est lorsqu’on propose des objectifs d’apprentissage et des sujets d’examen intéressants que les élèves les plus faibles se mobilisent. C’est avant tout en les stimulant intellectuellement qu’on fait progresser les élèves, ce qui devenu pratiquement impossible avec les sujets de bac liés aux nouveaux programmes. De plus, on est aussi en droit de s’interroger sur l’écart que nous constatons entre l’objectif de formation à la citoyenneté, réaffirmé dans les objectifs du programme officiel, et la quasi-absence de perspectives critiques de ces nouveaux programmes. Comment former des citoyens « éclairés », si on ne les amène pas à exercer leur esprit critique ? Quel type de citoyen forme-t-on lorsqu' on attend d’eux qu’ils restituent des contenus appris par cœur à l’avance ? A quel moment forme-t-on des « esprits » curieux, quand on demande aux enseignants d’enseigner des modèles explicatifs ( marché de concurrence pure et parfaite en première ou le modèle ricardien en terminale ) sans rappeler que ces modèles reposent sur des hypothèses particulières ou qu’ils ont été élaborés dans un contexte historique particulier ?
Voilà pourquoi afin de rendre les programmes de SES à la fois plus scientifiquement rigoureux, moins axiologiquement orientés et plus stimulant intellectuellement pour nos élèves, il est donc nécessaire que ces programmes soient entièrement revus et repensés.