POUR LUTTER CONTRE LES INÉGALITÉS A L’ECOLE, FAUT-IL VRAIMENT REDUIRE « L’EMPRISE SCOLAIRE » ?
Dans leur dernier livre, L’emprise scolaire, les sociologues Marie Duru et François Dubet se réfèrent à Ivan Illich, auteur dans les années 70 d’un ouvrage, La société sans école, dans lequel ce dernier se proposait d’abolir l’école. Nos auteurs ne vont certes pas jusque-là, mais ils tirent un bilan « globalement négatif » du processus de massification qu’a connu le système scolaire français depuis 40 ans. Prolongeant les analyses et propositions déjà présentes dans leurs précédents ouvrages, ils estiment, en effet, que la forte croissance du nombre de diplômés a, certes, entraîné une diminution des inégalités sociales d’accès au bac et à l’enseignement supérieur, mais qu’elle n’a pas, pour autant, fait baisser les inégalités sociales de réussite. La massification scolaire aurait surtout entrainé la dépréciation des diplômes sur le marché du travail et la détérioration relative de la situation des personnes faiblement diplômées. Elle n’aurait donc favorisé ni l’employabilité, ni le civisme, ni la cohésion sociale, mais elle aurait à l’inverse surtout creusé les clivages sociaux et culturels entre les gagnants et les perdants de la compétition scolaire. Les auteurs en veulent pour preuve le fait que ces derniers votent désormais plus souvent à l’extrême droite que les électeurs fortement diplômés et que les école ont été prises pour cible lors des émeutes urbaines de 2023. Il faudrait donc désormais desserrer l’emprise scolaire pour que la formation scolaire initiale et les diplômes ne déterminent pas à eux seuls, les trajectoires professionnelles individuelles.
Pour se faire, il faudrait assouplir les liens entre les diplômes et la qualification de l’emploi et prendre davantage en compte les compétences réelles et l’expérience des salariés, ce qui peut passer, dans certaines professions, par l’assouplissement des conventions collectives. Pour que les diplômes ne déterminent pas « une fois pour toute » les carrières, il faudrait que les salariés faiblement diplômés puissent bénéficier de la formation continue, afin de pouvoir se former « toute au long de la vie ». Ces objectifs sont louables, mais on peut toutefois se demander en quoi ils concernent les politiques éducatives. Ils sont davantage du ressort des politiques de l’emploi et des négociations entre patronats et syndicats. Rappelons de plus que les conventions collectives et les diplômes restent malgré tout des protections auxquelles sont attachés les syndicats car elles permettent de lutter contre l’individualisation des salaires revendiquée par le patronat.
Pour nos auteurs, l’école devrait en réalité se recentrer davantage sur sa mission éducative (formation à la citoyenneté, au « vivre ensemble », développement des compétences utiles « pour la vie »). Elle devrait favoriser le travail collectif, les projets des élèves, les savoirs pratiques et les compétences, notamment, parce que les entreprises recherchent désormais sur le marché du travail des salariés détenteurs, non pas uniquement de savoirs académiques, mais aussi de savoirs professionnels et comportementaux. Ces mesures permettraient de plus d’alléger la pression que fait peser l’école sur les élèves en raison des multiples évaluations et des contrôles auxquels ils sont soumis. L’école devrait enfin se fixer comme objectif d’atteindre non pas une hypothétique égalité des chances, mais l’égalités des résultats afin de réduire les inégalités sociales de réussite.
Si on peut partager certaines analyses des auteurs de l’emprise scolaire, on reste toutefois dubitatif devant l’articulation proposée par ces derniers entre les inégalités sociales d’acquis et les inégalités sociales d’accès. D’une part, fixer comme objectif à l’école l’égalité des résultats des élèves risque d’aller dans le sens de programmes scolaires peu ambitieux et peu exigeants axés principalement sur les savoirs fondamentaux. D’autre part, si l’école se contente « d’éduquer », on ne voit pas bien comment, les enfants des classes défavorisées pourraient alors acquérir les contenus épistémiques et les méthodes de travail qui leur permettront ensuite de réussir dans l’enseignement supérieur.
De plus, en supposant que l’école arrive à égaliser les résultats des élèves, Marie Duru et François Dubet ne précisent pas sur quels critères, ni à quel pallier, les élèves devront à un moment ou à un autre se spécialiser. Enfin, ils se prononcent en faveur de la « sobriété éducative » ; ils estiment donc que l’école doit mettre un frein à la massification, et donc cesser d’ouvrir les portes de l’enseignement supérieur à de nouveaux élèves, ce qui revient en réalité à renoncer à lutter contre les inégalités sociale sd’accès (qui restent très fortes). On ne comprend donc pas bien à quoi servirait alors d’égaliser les résultats des élèves, si les inégalités sociales d’accès aux échelons supérieurs se maintiennent.
Au final, même s’ils considèrent malgré tout comme un progrès le fait que les enfants des classes populaires aient davantage que par le passé accès au bac et à la fac, les critiques de la massification scolaires émises par Marie Duru et François Dubet rappellent la rhétorique de l’effet pervers propre, selon Albert Hirschman aux idéologies réactionnaires. En voulant favoriser la croissance du nombre de diplômés, les mouvements progressistes (et notamment les syndicats enseignants) auraient surtout légitimé la domination sociale et culturelle des classes favorisées et renforcé les écarts sociaux. Par ailleurs, leurs analyses comportent beaucoup de points communs avec le projet éducatif du MEDEF qui lui aussi dénonce la course au diplôme et souhaite que l’école se concentre sur les softs-skills. Voilà pourquoi, si on estime avec Pierre Bourdieu que “Pour les individus originaires des couches les plus défavorisées, l’École reste la seule et unique voie d’accès à la culture », le projet scolaire de Marie Duru et de François Dubet apparaît comme celui d’une école qui aurait alors renoncé à démocratiser les savoirs et la réussite scolaire.