A-t-on le droit de culpabiliser les abstentionnistes de gauche ?
Dans le débat actuel sur les élections présidentielles les abstentionnistes de gauche se plaignent d’être culpabilisés par ceux qui considèrent qu’il faut faire barrage à l’extrême droite dimanche prochain en votant malgré tout pour Emmanuel Macron. Ils récusent l’accusation selon laquelle ils seraient responsables, en s’abstenant, de l’éventuelle élection de Marine Le Pen ( MLP) et imputent le succès de cette dernière à Emmanuel Macron qui a laissé les idées du RN se développer ou même à la gauche qui n’a rien fait de concret lorsqu’elle était au pouvoir pour endiguer la montée du RN, voir qui a repris certaines de ces idées. Ils évoquent aussi leur liberté personnelle selon laquelle leur choix leur appartient et qu’ils n’ont donc pas à céder au chantage des « castors ». Ils récusent enfin pour certains, le principe de l’élection présidentielle au SU et la constitution de la V ème république qui en raison de la personnalisation du pouvoir qu’elle engendre, amène à l’élection d’un monarque républicain tout puissant. Ils refusent alors de choisir entre la " peste " et le "choléra", et préfèrent s’abstenir en estimant que abstention ne pourra que fragiliser la légitimité du prochain PR. Certains appellent aussi à une éventuelle réforme institutionnelle qui permette de sortir de l’impasse de cette élection qui ne débouche pas sur une réelle représentation du peuple.
L’argument principal porte avant tout sur la question de la culpabilisation. Culpabiliser les abstentionnistes seraient même contre-productif puisque ceux-ci exaspérés par la pression et la stigmatisation dont ils s’estiment victimes, envisagent même par défi de voter MLP . Il nous semble pourtant que l’argument de la culpabilisation bute sur un principe qu’illustre l’application du « paradoxe de l’action collective » au vote. Le sociologue Mancur Olson applique, en effet, le principe du calcul économique à l’action collective afin d’en analyser les ressorts. Le calcul économique est un principe simple qui montre que lorsqu'ils doivent prendre une décisions "économiques" ( consommation, production, investissement) les agents qui agissent «rationnellement » comparent ce que leur rapporte cette décision et ce qu’elle leur coûte, ils n’agissent alors que lorsque le gain d’une action est supérieur à son coût.
Mais l’application de ce principe à l’action collective débouche sur un paradoxe. En effet en cas de mobilisation, par exemple lors d'une grève, plus le nombre de salariés grévistes sera élevé, plus la grève aura des chances de réussir, mais chaque salarié sait qu'en cas de succès, il bénéficiera des résultats de la mobilisation ( comme une augmentation de salaire) même s'il n'a pas été gréviste. À l'inverse, s’il participe à l’action collective et que celle-ci échoue, le coût de la grève sera élevé, mais son gain sera nul. Si chaque salarié raisonne de façon purement individuelle et rationnelle, il y a de forte chance pour que la mobilisation soit un échec puisque les salariés « rationnels » vont chercher à bénéficier des avantages de la mobilisation sans en supporter le coût. Ils n’ont donc « rationnellement » pas intérêt à faire grève. Voilà pourquoi, les chances de succès de toute action collective reposent sur la capacité des organisations à mettre en place des dispositifs qui incitent les individus à dépasser leur simple intérêt personnel (appel à la solidarité, pression sur les non-grévistes, capacité de convaincre les hésitants). Il s’agit donc de lutter contre les « free-riders » ou passagers clandestins, à savoir ceux qui veulent profiter des gains de l’action collective sans en supporter les coûts. Bien sûr, les ressorts de l’action collective sont bien plus complexes que le simple calcul utilitariste et rationnel des individus, il n’empêche que les chances de succès d’une mobilisation dépendent en général de son envergure et du nombre de personne qui se mobilise.
Ce paradoxe nous semble s’appliquer à de nombreuses situations comme celle du respect de la carte scolaire, de la vaccination ou du vote de dimanche prochain. Les abstentionnistes de gauche ne veulent pas légitimer par leur vote l’élection d’un président dont ils ne partagent pas les idées et dont ils estiment qu’il a favorisé par sa politique, la montée de l’ED, ce qui bien sur peut se comprendre. Peut-on considérer les abstentionnistes comme des free-riders, qui comptent sur les autres électeurs pour faire barrage à l’ED, sans « se salir les mains » ? Peut-être, encore que certains abstentionnistes semblent réellement considérer que voter EM ou MLP n’a en réalité que peu d’importance. Le problème, c’est que voter ou ne pas voter n’est pas une décision sans conséquence pour l’ensemble de la société et notamment pour ceux qui redoutant les conséquences de l’arrivée de MLP au pouvoir, préfèrent le choléra Macron à la peste Le Pen. La question n’est donc pas de savoir comme dans une discussion banale, dont les enjeux portent sur « les goûts et les couleurs », qui a tort ou qui a raison. Dans les situations dans lesquelles toute décision individuelle a des conséquences sur ceux qui « s’engagent » ( à faire grève, à voter, à respecter la carte scolaire, ou à se vacciner…), ces derniers ont donc intérêt à convaincre, voir à culpabiliser ceux qui refusent de s’engager puisque ils subiront les conséquences de leur inaction. Ainsi, ceux qui votent pour éviter que MLP n’arrive au pouvoir subiront les conséquences de son élection, qui aurait été peut-être été évitée par la participation électorale des abstentionnistes de gauche, les vaccinés subissent (indirectement ) les décisions des non-vaccinés, les grévistes vont subir les conséquences du comportement des non-grévistes, les parents qui respectent la carte scolaire subissent l’absence de mixité scolaire engendrée par les familles qui pratiquent l’évitement scolaire. Dans ces différentes situations, l’enjeu pour ceux qui s'engagent est de convaincre ceux qui s’abstiennent, et pour cela le recours à la culpabilisation est toute à fait légitime et rationnel.