À propos du témoignages de deux enseignants qui veulent démissionner de l’éducation nationale ( EN)
La question de « la crise de la vocation » et de l’augmentation des démissions dans l’enseignement est devenue une question médiatique comme le montre la récente publication de deux témoignages de jeunes professeurs sur deux sites pourtant politiquement opposés. Malgré leurs options idéologiques différentes, l’analyse comparée de ces deux témoignages montre que l’augmentation des démissions dans l’Education Nationale ( EN) ne s’explique pas uniquement par la dévalorisation du métier d’enseignant (dont ne parlent d’ailleurs pas ces professeurs).
Le premier témoignage publié par « Front populaire », le magazine de Michel Onfray, est celui de Raphael, jeune professeur d’espagnol, qui « comme de nombreux enseignants, a décidé, à contre-cœur, de claquer la porte de l’Éducation nationale » en raison du « nivellement par le bas, des mauvais comportements des élèves et de la tyrannie de la bienveillance »1. En effet selon Raphael « l’autorité, pour l’Éducation nationale, est un mot grossier qui est volontairement confondu avec l’autoritarisme. La peur, la lâcheté de l’administration font que non seulement le professeur est abandonné à son propre sort en cas de conflit avec un élève ou avec un parent, mais en plus, il sera sacrifié afin de ne pas faire de vague. En réalité, l‘Éducation nationale et l'État ont peur parce qu’ils sont faibles ». C’est donc à cause du déclin de l’autorité magistrale que Raphael veut démissionner.
Le site anarchiste Lundi Matin, publie, quant à lui, le témoignage d’un jeune enseignant d’anglais, Hugo, qui, lui aussi, « ne veut plus aller à l’école »2. « Je dis que je n’ai plus envie d’aller à l’école car il fût un temps où cela m’attirait. Je voulais échapper au marché du travail, comme tant d’autres et faire un métier avec du sens, sans avoir saisi toutes ces implications. Aujourd’hui serviteur d’un état bourgeois, je compte les jours qui me séparent de la rentrée ». Hugo ne supporte plus de jouer au flic pour une institution dont l’objectif n’est pas de transmettre des connaissances mais de « dompter la jeunesse » et « de pacifier les jeunes foules ». « Nous, les cadres de l’école de la république, nous dit-il, nous avons l’institution de notre côté et nous l’utiliserons pour briser vos désirs débordants. Vos amusements minables. Votre arrogance déplacée. Moi-même, il m’arrive d’éprouver une pointe de plaisir quand je crois appliquer la juste sanction. Pour moi, c’est là que se noue la dissonance que ressent chaque enseignant dans l’exercice de son métier. On te raconte que tu vas transmettre ton savoir de manière enrichissante et parfois, tu te retrouves à enfiler ton casque de CRS et tu mates les indisciplinés. ». Pour Hugo, ce n’est donc pas le déclin de l’autorité mais à l’inverse l’autoritarisme de l’institution scolaire qu’il juge insupportable. Tout oppose, a priori, les diagnostics d’Hugo et de Raphael, mais au delà de leurs différences, ces témoignages comportent pourtant certains points communs.
En effet, les témoignages de Hugo et de Raphael nous sont présentés par Lundi Matin et par Front Populaire comme révélateurs d’une situation nouvelle au sein de l’Education Nationale. Or, contrairement à ce que prétendent ces deux sites, ce type de témoignage n’a rien de nouveau. En effet , la critique libertaire de l’école républicaine ne date pas d’hier, et on pourrait trouver de nombreux textes ou témoignages critiques sur « l’école-caserne » y compris depuis ces 20 ou 30 dernières années. Quant aux témoignages d’inspiration réac-républicaine, on en trouve de nombreux exemples chaque année depuis le fameux « De l’école » de J.C. Milner,3 en passant par « La fabrique du crétin» de J.C. Brighelli4. Le pamphlet réac ou décliniste sur l’école est un genre littéraire à lui tout seul. Mais qu’il soit réactionnaire ou anti-autoritaire5, le pamphlet sur l’école se doit d’être catastrophiste. Susciter l’intérêt des médias nécessite d’affirmer que tout va mal dans l’Éducation Nationale ( ce qui ne veut évidemment pas dire que tout va bien ) et de ré-affirmer que l’éducation est en crise, même si cette crise n’est par ailleurs pas récente d’après le célèbre essai qu’Hannah Arendt a consacré à ce sujet dans un livre paru en … 19616.
Mais, outre leur prétention à être révélateurs de la crise actuelle de l’éducation, ces témoignages, comptent de nombreux autres points communs. En effet, Hugo et Raphael se considèrent, par exemple, tous les deux comme des profs compétents et motivés. Raphael nous explique qu’il a donné des cours à l’université, dans des écoles privées et qu’il a obtenu assez facilement son concours, bref tout se passait bien avant son entrée dans l’EN. Quant à Hugo, il nous explique qu’il « n’utilise pas les manuels conçus par les agrégés et les inspecteurs, la crème anglophone de l’école de la,république . Pour une raison toute simple, à chaque page triomphe le consensus mou de la bourgeoisie libérale ». Il préfère donc « re-fourguer l’air de rien de la critique radicale à ses élèves ». « Je leurs sors, nous explique-t-il, mon best-of personnel de gauchiste : Portraits of the Working Class, Black Lives Matter, Punk Rock in the UK…. Cela me permet de faire dériver la conversation sur des sujets autrement plus urgents que la phonétique du prétérit et le present perfect. Si je romps souvent le tout anglais prôné par nos supérieurs, c’est parce que je suis épuisé de jouer le rôle du prof débordant d’énergie qui parle anglais avec un bel accent et mène sa classe comme un orchestre». Hugo et Raphael semblent donc avoir une assez bonne opinion d’eux-mêmes. Ils se considèrent visiblement comme des profs « pas comme les autres », qui se distinguent de leurs collègues dont ils ne semblent pas avoir, comme on va le voir, une opinion très positive.
Dans leurs témoignages respectifs, Hugo et Raphael évoquent leurs élèves et leurs collègues. Raphael est scandalisé par le « comportement agressif, insolent de beaucoup d’élèves qui ne supportent aucune critique, sans compter les tenues vulgaires et les attitudes outrancières de certaines jeunes filles gavées de télé-réalité qui ne sont visiblement pas au lycée pour travailler ». Hugo, lui, inversement n’apprécie pas beaucoup « les bons élèves, les vainqueurs du système, les collectionneurs de bonnes notes. Les futurs dominants qui se bardent de diplômes pour s’innocenter de l’exploitation qu’ils feront subir. S’ils se retrouvent au sommet, c’est parce qu’ils ont bataillé pour recevoir l’onction méritocratique. ». Hugo estime que, par ailleurs, même chez les dominés « il y a tout de même une sacrée différence entre Meryem, première de la classe, reine auto-proclamée en anglais, aux parents propriétaires d’une petite boutique dans l’enclave prospère de Vaulx et Wassim, qui encaisse les mauvaises notes et qui crèche dans les cités HLM du Mas du Taureau. ». Il nous explique donc, dans une approche conforme à la conception anarcho-syndicaliste du début du XXème siècle, que le système scolaire, en faisant réussir malgré tout certains élèves, a pour but de diviser la classe ouvrière, car « avant Meryem et Wassim auraient pu s’unir pour lutter au sein d’un mouvement populaire. Aujourd’hui, ils se regardent en chiens de faïence, demain, ils ne se reconnaîtront plus ». Pour Hugo, la réussite scolaire de certains élèves, issus des classes populaires, est une manœuvre de la bourgeoisie qui chercher ainsi à briser l’unité du prolétariat et à l’empêcher de se révolter. Hugo semble regretter l’époque du dualisme scolaire, lorsque les enfants du prolétaire n’allaient pas au lycée et « refusaient de parvenir ». Paradoxalement, Raphael comme Hugo semblent hostiles à la massification scolaire car, pour Hugo, elle divise le prolétariat , alors que pour Raphael, elle ne fait qu’entrainer la baisse du niveau et le délitement de l’autorité. Décidément pour le libertaire comme pour le réactionnaire, l’école c’était mieux avant !
Hugo et Raphael portent aussi un regard différent mais très critique sur leurs collègues. Raphael constate que « certains de ses collègues n’ont pas un bon niveau en espagnol, une absence totale de culture, mais une préoccupation importante pour des questions du bien-être des élèves, d’écologie, d’écriture inclusive, d’inclusion, de vivre ensemble». Quant à Hugo c’est plutôt l’inverse, il estime que ses collègues sont assez peu conscients des inégalités scolaires car « pour une salle des profs lambda, l’idée que l’école de la République puisse trier socialement les enfants au lieu d’en faire des citoyens illuminés par la connaissance, c’est dur à avaler. Bourdieu reste en travers de la gorge de pas mal de mes confrères ». D’ailleurs « si ses camarades de gauche redoutent la démocratisation de la transmission du savoir « c’est parce que « cela les priverait de leur magistère et les confronterait au jugement brutal des apprenants ». Pour les enseignants, le savoir est un outil de pouvoir qu’il faut préserver à tout prix.
Mais, Hugo et Raphael diffèrent, bien sûr, sur la question de l’autorité. Raphael raconte que lors de son stage de titularisation, on lui a déconseillé d’enseigner alors que, selon lui, les problèmes qu’il rencontre avec ses élèves sont dus à la lâcheté de l’administration. « Je peux témoigner que toutes ces situations se répètent chaque année et qu’il n’y a pas d’« établissement tranquille et calme » comme beaucoup le proclament aveuglément ou hypocritement. Tous les élèves savent très bien (même si évidemment tous ne se comportent pas de façon ignominieuse) qu’ils ne craignent rien et que leurs moindres caprices seront écoutés. Toutes les directions fonctionnent à partir des mêmes directives du ministère. Ainsi, même si le collège ou le lycée est « calme » cela n’est qu’un vernis, car derrière cela il y a une violence des échanges dans un milieu tempéré où le professeur est sacrifié à la fin au sens figuré comme parfois au sens propre sur l’autel de la « bienveillance » et du « vivre ensemble » ». On comprend alors pourquoi il souhaite démissionner. « Le mot « bienveillance » hante toute la journée les couloirs, la salle des professeurs, la direction, les parents et bien sûr la bouche des formatrices de l’ESPE. Ce mot répété à l’envi me fait aujourd’hui horreur. La bienveillance, concept à la base chrétien, est en réalité, dans le catalogue lexical de lâcheté de l’éducation nationale, de la complaisance : dire oui à tout, se coucher, s’aplatir et même disparaître devant le client roi, l’élève et ses parents ». Devant tant d’hypocrisie, le prof héroïque qui cherche à transmettre des savoirs se retrouve décidément bien seul et n’a d’autre solution que de quitter son métier.
Hugo évoque lui aussi les problèmes de discipline que rencontre « sa collègue d’anglais Béatrice, une agrégée qui a commencé le métier à ses 23 ans et a maintenant une quarantaine d’années » et qui « a fort à faire en ce moment, la pauvre, avec sa classe de BTS technico-commercial, ce groupe de trente-cinq humiliés scolaires, qui la bordélise pour se venger d’avoir été relégué dans cette formation de la dernière chance. Ou possiblement pour le plaisir de faire sortir de ses gonds une figure d’autorité. Elle en pleurait l’autre jour ». Hugo d’ailleurs croise les doigts pour ne pas avoir ces élèves, « J’ai déjà donné. Je sais donc ce qu’elle voulait. Rétablir l’ordre ». Il ne nie absolument pas que les élèves soient indisciplinés, mais selon lui, si ces élèves se comportent ainsi c’est parce qu’on les oblige à venir à l’école. Hugo rêve alors d’une société dans laquelle l’obligation scolaire aurait été supprimée, conformément au projet libertaire-libertarien d’Ivan Illich, l’auteur d’une « société sans école »7 : « Je m’imagine assez bien dans ma maison des savoirs vaudaise à m’occuper de l’éveil linguistique des enfants de la commune quand soudain, je recevrais une notification m’informant qu’un groupe a réservé une séance d’anglais avec moi. Je les attendrais patiemment dans ma salle et ils viendraient. Il y aurait des jeunes et des moins jeunes. Nous parlerions ensemble de ce qu’il voudrait apprendre en anglais. Pas de texte chiant à lire sur la gentrification de Brooklyn. Pas de vidéo relou sur les feux de forêts en Californie. De la musique, tiens, on pourrait commencer par ça. Je leur proposerais d’écouter les Clash. Non, me répondraient-ils. Montero (Call me by your name) de Lil Nas X. Cela ne m’enchante guère mais je dirais ok. Et nous essayerions ensemble de décrypter ce que dit ce rappeur qui fait une lapdance au diable. La voilà ma porte de sortie ». Supprimer l’obligation scolaire et laisser décider les élèves de ce qu’ils ont envie d’apprendre voilà, pour Hugo, la solution à la crise de l’éducation. Inutile donc d’imposer la lecture de Shakespeare aux enfants du prolétariat qui n’aiment que le rap. Le problème fondamental c’est la contrainte. Si on oblige des élèves à venir en classe pour acquérir des savoirs qui ne les intéressent pas, il est donc normal que ceux-ci se révoltent.
Au-delà de leurs différences, on en vient toutefois à se demander si les deux professeurs ne rêvent pas au final pas de la même école : une école dans laquelle des élèves, animés par un désir authentique et sincère, viendraient spontanément se cultiver. Des élèves motivés, « pas comme les autres », qui auraient déjà intériorisé « leur métier d’élève », et que l’on aurait donc besoin ni de contraindre, ni de discipliner.
Si Hugo et Raphael ont raison de placer la question de l’autorité au cœur du métier d’ enseignant, ils doivent aussi comprendre qu’enseigner c’est aussi renoncer aux schémas manichéens sur l’autorité ( bons profs/ mauvais élèves versus méchants profs/ gentils élèves ) et reconnaître que l’exercice de l’autorité est un équilibre difficile, subtil et précaire qui nécessite à la fois patience et exigence, bienveillance et fermeté, rigueur et dialogue. Enseigner, c’est aussi accepter les élèves « tels qu’ ils sont », et non tels « qu’on aimerait qu’ils soient ». Les prendre « comme ils sont », cela signifie considérer qu’ils ne sont pas toujours animés par un désir spontané et naturel d’apprendre, que le rapport au savoir, comme le montrent les sociologues est un rapport « social » au savoir qui dépend de la socialisation familiale de l’élève, qu’il est donc normal que les élèves « résistent » parfois à ce que l’enseignant cherche à leur transmettre et que c’est à partir de cette résistance, comme le dit Philippe Meirieu, que commence « le moment pédagogique »8. Travailler à partir de cette résistance, implique, pour un enseignant, de rendre ses cours les plus attractifs possible, mais cela implique aussi parfois, de sanctionner des élèves qui empêchent par leur comportement, ce travail d’apprentissage collectif. Mais, à l’école, sanctionner un élève est souvent perçue comme un aveu d’échec. Le bon prof, celui qui n’est « pas comme les autres », n’a pas besoin de punir car il exerce une autorité bienveillante et naturelle, il est « sévère mais juste ». Or, le prof « pas comme les autres » est un mythe qui comme tous les mythes doit être déconstruit. Et c’est sans doute parce qu’ils refusent d’être des profs « comme les autres » qui enseignent à des élèves « comme les autres » que Raphael et Hugo cherchent à quitter l’enseignement. Ce qui est sans doute bien dommage !
1https://frontpopulaire.fr/o/Content/co685232/comment-l-education-nationale-m-a-degoute-de-mon-metier-de-professeur
2https://lundi.am/Je-veux-plus-aller-a-l-ecole
3Jean Claude Milner, De l’école, Seuil, 1984.
4Jean Claude Brighelli, La fabrique du crétin, Le livre de poche ( 1ère édition 2005).
5 Nous ne confondons pas ce simple témoignage avec les véritables écrits des pédagoges libertaires.
6Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio ( 1989), paru en France en 1972.
7Ivan Illich, Une société sans école, Seuil, 1971.
8Philippe Meirieu, Entre le dire et le faire, ESF, 1995.