JY Mas (avatar)

JY Mas

Professeur agrégé de sciences économiques et sociales (SES) dans l'enseignement secondaire et parent d'élève en Seine Saint Denis, docteur en sciences de l'éducation.

Abonné·e de Mediapart

60 Billets

0 Édition

Billet de blog 26 février 2017

JY Mas (avatar)

JY Mas

Professeur agrégé de sciences économiques et sociales (SES) dans l'enseignement secondaire et parent d'élève en Seine Saint Denis, docteur en sciences de l'éducation.

Abonné·e de Mediapart

Pour une épistémologie explicite des savoirs en SES (JY Mas)

L’objectif de cet article est de poser quelques jalons sur ce que pourrait être une pédagogie explicite dans l’enseignement des Sciences Économiques et Sociales dans le secondaire. Il porte notamment sur l’importance de la saisie par les élèves des enjeux épistémologiques des sciences sociales et sur la nécessité d’établir une typologie explicite des différents savoirs.

JY Mas (avatar)

JY Mas

Professeur agrégé de sciences économiques et sociales (SES) dans l'enseignement secondaire et parent d'élève en Seine Saint Denis, docteur en sciences de l'éducation.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

De la reconnaissance au sens, pour une épistémologie explicite des savoirs en SES (Sciences Économiques et Sociales) ; article paru dans la revue IDEES (CANOPE) n° 186 décembre 2016.

 Introduction 

 Lorsque les enseignants de SES corrigent les travaux écrits de leurs élèves, ils doivent sanctionner un certain nombre d’« erreurs » et de « fautes ». Ces erreurs sont de statuts divers (contresens, hors-sujets, confusions, approximations…) et imputables, la plupart du temps, aux efforts insuffisants des élèves qui n’ont visiblement pas fourni le travail nécessaire aux apprentissages. La note sanctionne alors cet investissement insuffisant, conformément à une certaine justice scolaire qui fait de l’effort et du travail l’origine de la réussite.

Mais il existe des devoirs plus complexes à évaluer : l’enseignant se trouve face à des copies dans lesquelles l’élève a manifestement appris son cours et donc fourni l’effort demandé, mais n’a pas compris ce qu’il a appris. Dans ces devoirs, le texte du savoir est restitué mais son sens n’est pas acquis. Les savoirs sont désincarnés puisque leur relation avec la réalité observée ne s’effectue pas. Ils ont été « ingurgités », « mâchés » et « recrachés », mais ils n’ont pas modifié les représentations initiales des élèves. L’évaluation est alors difficile car ces élèves ont visiblement révisé, mais ne se sont pas véritablement appropriés les notions vues en classe. Ils risquent de se sentir victimes d’une injustice car ils ont satisfait aux injonctions de l’institution sans que celle-ci ne reconnaisse leurs efforts ; ils risquent alors de se décourager. Mais s’ils n’ont visiblement compris ni l’objet ni le projet épistémologique des sciences sociales, c’est peut-être que ceux-ci n’ont pas été suffisamment explicités et qu’ils sont restés à l’état d’implicite. Comme par exemple, lorsqu’une élève écrit dans une copie : « Il existe trois types de salaire : le salaire d’équilibre, le salaire d’efficience et le Smic. » Cette élève confond ici des concepts (le salaire d’équilibre et le salaire d’efficience) avec une notion factuelle (le Smic) ; or cela n’a rien d’étonnant car ces trois notions figurent dans les « notions à retenir » des programmes officiels, sans que ne soit précisé leur statut épistémologique[1].

Un enseignement de SES plus explicite doit donc se fixer comme objectif d’amener les élèves à mieux appréhender les enjeux du projet épistémologique des sciences sociales, ce qui nécessite de revenir sur le statut de leurs représentations initiales dans le procès cognitif, sur le rôle de l’observation des faits économiques et sociaux dans la construction de la réalité objectivée par les sciences sociales et enfin, sur l’origine et le statut des savoirs en SES.

Quel statut pour les représentations initiales des élèves ?

Représentations et appropriation

Une pédagogie explicite en SES doit avoir pour objectif l’appropriation par les élèves de la démarche épistémologique et des savoirs issus des différentes sciences sociales, appropriation qui doit permettre la substitution des représentations construites par les sciences sociales à leurs représentations initiales. Mais la question qui se pose alors porte sur le statut de ces représentations initiales : l’enseignant doit-il d’emblée les ignorer et chercher à les « éradiquer » afin de permettre aux élèves de comprendre les enjeux de la démarche scientifique qui passe, selon de nombreux auteurs, en sciences sociales comme dans les sciences expérimentales, par un processus de rupture épistémologique ou doit-il chercher à les faire évoluer et inciter les élèves à prendre progressivement leurs distances avec elles ?

Le statut des représentations des savants est une question épistémologique fondamentale en sciences sociales comme en sciences expérimentales. La plupart des grands épistémologues (Bachelard, Durkheim, Bourdieu, Popper), quelle que soit leur discipline initiale, estiment que la connaissance ne progresse que lorsque les notions et les concepts permettent de dépasser les impressions, les sensations ou les prénotions des sujets. La démarche scientifique commence par la remise en cause des conceptions admises jusque-là dans les communautés savantes. De même, pour qu’il y ait une véritable appropriation des savoirs par les élèves, il est nécessaire que ceux-ci remettent en question leurs représentations initiales.Si les savoirs ne remettent pas en question les prénotions des élèves, l’apprentissage risque de se traduire pas la restitution de savoirs « décoratifs », sans que l’on puisse véritablement parler d’appropriation.

La question des relations entre les savoirs enseignés et les représentations des élèvesrevêt, en SES, un caractère particulier : l’objectivation de ces représentations est considérée comme l’une des premières difficultés auxquelles sont confrontés les enseignants, car en SES, les élèves sont déjà des acteurs sociaux ou des agents économiques engagés dans le monde. Ils ont donc une certaine expérience des problèmes qui vont être abordés en cours. Or cette expérience peut être soit un outil, soit un obstacle aux apprentissages, selon que le contenu des apprentissages renforce ou au contraire remet en question leurs représentations initiales.

Les représentations des élèves : outils ou obstacles aux apprentissages ?

L’enseignement des SES est l’objet d’un débat entre deux projets d’enseignement concurrents[2] qui se distinguent par leurs options épistémologiques et didactiques, mais qui se rejoignent toutefois partiellement, sur la nécessité de prendre en compte les représentations initiales des élèves [1, 2]. Sur cette question, le préambule de 1967 se montre extrêmement prudent : « L’élève est plus ou moins engagé, dispose déjà d’un jeu de notions confuses, de préjugés ; il est soumis plus ou moins directement à des “mythologies”. Autant d’obstacles. Inversement, l’enseignement trop précoce de modèles ou de schémas d’explication peut durcir de jeunes esprits et les rendre inaptes à entreprendre ultérieurement des études sérieuses de sciences économiques et sociales. Double écueil à éviter. […] Il s’agit donc moins d’accumuler un savoir que de créer chez les élèves une certaine attitude intellectuelle. […] ». Attitude intellectuelle qui se construit notamment par l’observation des faits économiques et sociaux et par le recours aux méthodes actives (exposés, études de documents, sorties et projets pédagogiques.). En 2000, les indications officielles précisent que « les résultats des travaux menés sur les savoirs des élèves et leurs représentations sociales sont pris en compte pour distinguer les éléments sur lesquels s’appuyer pour aider les élèves à construire leurs apprentissages et ceux qui risquent de constituer des résistances[3] ». L’enseignant doit tenir compte de certaines représentations, qui peuvent être des outils favorisant les apprentissages, tout en cherchant à faire évoluer celles qui constituent plutôt des obstacles. Il doit surtout naviguer de façon pragmatique entre les deux écueils que représentent le dogmatisme et le relativisme.

Le préambule de 2010 quant à lui oppose une approche en termes de « rupture épistémologique » au modèle de « la distanciation progressive » porté par le projet fondateur [1, p. 56] : « La démarche scientifique conduit, dans de nombreux cas, à une rupture avec le sens commun, à une remise en cause des idées reçues. Même si certaines démarches (notamment en sociologie) accordent une place importante aux discours et à l’expérience des acteurs, il n’en demeure pas moins que le chercheur dispose d’un ensemble de savoirs théoriques et méthodologiques lui permettant une prise de recul par rapport à la connaissance ordinaire du monde social […]. Cette démarche prendra en compte les représentations des élèves pour les enrichir et les dépasser ; c’est ainsi que les outils conceptuels, les théories et les méthodes propres à chaque discipline peuvent prendre davantage de sens pour les élèves. »

Même si le préambule de 2010 insiste davantage que celui de 1967 sur la rupture épistémologique qu’engendre le processus cognitif, les deux projets s’accordent toutefois sur la nécessité, pour les enseignants, de tenir compte des représentations initiales des élèves lors de l’élaboration de leur stratégie didactique. Il nous semble toutefois que les options didactiques portées par les nouveaux programmes ne permettent pas une prise en compte satisfaisante de ces représentations initiales.

Objectivation et construction de la réalité sociale chez l’élève

Comme toutes les disciplines scientifiques, les sciences socialesportent un regard singulier sur le monde. Elles circonscrivent un domaine des activités humaines afin de délimiter leur champ d’investigation. Elles sélectionnent des événements, les regroupent et les classent en grandes catégories. Ce faisant, elles transforment des « événements » en faits économiques ou sociaux ; ces derniers sont donc le produit d’une construction. Elles vont ensuite identifier des entités collectives (agents économiques, acteurs sociaux, institutions, groupes sociaux) en fonction de leurs rôles sociaux ou de certaines caractéristiques jugées pertinentes. Elles vont enfin et surtout mesurer et évaluer ces faits à l’aide d’instruments ad hoc (indicateurs, agrégats, variables) afin d’établir des corrélations et des schémas de causalité entre ces faits économiques et sociaux et ces entités sociologiques.

Le regard que portent les sciences sociales sur le monde est à l’origine de ce que Luc Boltanski appelle la construction d’une « réalité », c’est-à-dire d’un « projet de description du milieu humain en tant que totalité organisée, possédant une logique spécifique et obéissant à des lois qui lui sont propres, indépendamment des motifs et des volontés de chaque individu pris en particulier » [3].La réalité se différencie du réel en ce qu’elle est une construction épistémique, un champ de représentation du réel social qui met en relation des entités sociologiques et des faits sociaux. Chaque discipline construit sa propre réalité au sein de la complexité du monde ; il existe donc une réalité économique et sociale comme il existe une réalité historique, une réalité juridique ou une réalité psychologique.

L’objectivation du réel social passe par la modélisation et la création de concepts qui vont permettre de donner un sens aux données et aux faits établis. Or, dans le cadre d’une pédagogie explicite, il est impératif que les élèves soient capables de repérer l’ensemble des événements ou des activités auxquels s’intéresse la discipline, qu’ils comprennent qu’un champ disciplinaire correspond à un champ d’investigation particulier mais, pour que les savoirs produits par les sciences sociales ne soient pas désincarnés, il est nécessaire qu’ils comprennent que ce champ possède une certaine historicité. Une épistémologie explicite des savoirs en SES doit donc se fixer comme objectif la perception par l’élève de la réalité objectivée par les sciences sociales.

La question porte alors sur l’articulation entre les représentations initiales des élèves et la réalité objectivée par les sciences sociales. Un détour par la philosophie morale d’Alex Honneth apporte selon nous des éléments de réponse à la question des modalités de cette articulation.

La reconnaissance, un préalable à la connaissance ?

La façon dont Axel Honneth aborde le thème de la réification en philosophie morale permet, à notre sens, d’enrichir la question du statut des représentations initiales des apprenants dans le procès cognitif. Reprenant certaines intuitions issues à la fois de la théorie critique (Lukács, Adorno, mais aussi Heidegger) et du pragmatisme anglo-saxon (Mead, Dewey), Honneth à la suite de Lukács considère la réification comme une pathologie des sociétés modernes. La réification est définie chez Lukács comme une pratique sociale, une tendance à percevoir les relations intersubjectives sous la forme de ressources mobilisables et mesurables, dans un calcul rationnel en vue de l’obtention d’un avantage particulier [4, p. 26]. Mais alors que Lukács, dans une perspective marxiste, considère la réification comme la conséquence de l’extension de la sphère marchande à l’ensemble des rapports sociaux dans la société capitaliste, Honneth considère « la réification [comme] le processus par lequel dans notre savoir sur les autres hommes et la connaissance que nous en avons, la conscience se perd de tout ce qui résulte de la participation engagée et de la reconnaissance » [4, p. 78]. La réification est avant tout la conséquence de l’oubli de la reconnaissance dans les relations intersubjectives, ce qui amène « à ne percevoir les autres que comme des objets dépourvus de sensibilité ». Voilà pourquoi chez Honneth, la reconnaissance précède la connaissance.

Cet oubli de la reconnaissance n’empêche pas les hommes de connaître le monde ou de l’appréhender en spectateurs neutres et impartiaux mais cette objectivation débouche sur une perception des pratiques humaines dépouillée de toute émotion ou de toute sensibilité. Cette perception du monde est mutilante « dans la mesure où dans nos opérations de connaissance se perd la trace de ce qu’elles doivent à une posture de reconnaissance […]. Certes nous sommes encore aptes à percevoir le spectre entier des expressions humaines ; mais ce qui nous manque […] c’est le sentiment d’être lié à ces expressions – un sentiment qui est nécessaire pour que nous soyons affectés en retour par ce que nous observons » [4, p. 80].Lorsque le sujet « oublie » de reconnaître que le monde qu’il observe de façon neutre et distancié est aussi le sien, cette connaissance du monde devient réifiante.

Transposé dans le domaine des théories de la connaissance et de l’apprentissage, le concept de réification nous semble pertinent afin d’appréhender les confusions faites parfois par les élèves entre ce qu’ils apprennent et ce qu’ils retiennent, entre la réalité, comme représentation objectivée par les sciences sociales, et leurs représentations initiales. Il y réification des savoirs lorsque l’élève considère le savoir comme un texte exogène, qu’il lui faut restituer en vue de la réussite à un examen, mais sans que ces savoirs aient permis à l’élève de transformer ses représentations initiales, ni qu’il ait vraiment compris le sens de la démarche épistémologique des sciences sociales. Les savoirs ou concepts étudiés sont alors considérés comme des objets neutres et dénués de sens ; l’élève ne fait pas le lien entre la réalité objectivée par les sciences sociales et sa propre perception du monde. De même, on peut parler de réification des savoirs lorsque les élèves ne comprennent pas le rôle des concepts, qui sont avant tout des outils permettant d’interpréter les faits sociaux, et qu’ils les confondent avec des notions factuelles, voire qu’ils les considèrent comme des sujets dotés d’intentionnalité.

Dans le premier cas, les savoirs sont désincarnés : pour les élèves, la réalité sociale comme représentation construite n’a aucun rapport avec le réel. Dans le second cas, les savoirs sont hypostasiés, c’est alors « la réalité » qui devient réelle. Dans les deux cas, le statut des savoirs reste incompris : il y a eu apprentissage sans appropriation. Au final, qu’ils soient hypostasiés ou désincarnés (ce qui ne s’exclut nullement), la réification des savoirs est le symptôme d’un malentendu cognitif, d’une confusion chez les élèves qui visiblement n’ont pas saisi le sens de ce qu’ils ont appris. Il y a donc réification des savoirs, lorsque la réalité sociale, objectivée par les sciences sociales, leur reste étrangère ou qu’ils ne perçoivent pas les relations entre le réel et la réalité.

L’objectivation et la connaissance de la réalité sociale sont une étape dans le processus cognitif mais elles n’en sont pas la fin ultime. La fin de l’objectivation est de servir à l’appropriation des savoirs sur la société, qui ont pour but l’évolution des représentations initiales. Mais pour qu’un rapport objectivant et non réifié au monde s’établisse, encore faut-il que les savoirs produits par cette objectivation trouvent un écho chez le sujet. Or si l’on veut que les élèves soient « affectés en retour par ce qu’ils observent »,il est nécessaire qu’ils aient préalablement « reconnu » que le monde qu’ils observent est aussi le leur. Si le sujet se sent étranger à l’objet, s’il ne se considère pas comme appartenant au monde qu’il observe, il pourra apprendre et restituer des notions ou des connaissances, mais sans véritablement se les approprier. Autrement dit, il y aura apprentissage, mais pas forcément appropriation.

Si, comme nous le croyons, une pédagogie explicite passe par la reconnaissance par les élèves de la réalité sociale construite par les sciences sociales, le risque d’une pédagogie de la rupture est alors de les exclure de la réalité sociale objectivée. À partir du moment où les représentations des élèves sont d’emblée considérées comme des obstacles à surmonter, il y a de fortes chances pour que cette pédagogie de la rupture ne fonctionne que chez ceux qui ont déjà établi un rapport « savant » au savoir. Si les représentations (ou les questionnements) des autres élèves, chez lesquels ce rapport est encore à construire, sont d’emblée délégitimées par l’enseignant, ces élèves risquent de se sentir étrangers à la réalité objectivée par les sciences sociales ; chercher à présenter les représentations initiales sous le mode de l’illusion, de l’erreur ou de la mystification, c’est justement s’exposer à provoquer une césure entre représentations initiales et représentations savantes qui risque de déboucher sur la réification des savoirs ou pire sur un marranisme cognitif[4]. L’élève sera capable de réciter son cours, sans que les savoirs acquis ne remettent en question ses croyances initiales.

Ainsi, lorsque les élèves étudient les mécanismes de la reproduction sociale, leurs représentations ne sont pas forcément fausses ou inexactes, mais elles ne représentent qu’une partie de la réalité mise au jour par la sociologie de l’éducation ; il convient donc de les faire évoluer, et non de les nier sous prétexte qu’elles sont « sauvages » ou spontanées.

L’apprentissage peut être considéré comme un processus qui va de la reconnaissance au sens en passant par la connaissance. Mais pour que la connaissance génère du sens, les élèves ne doivent pas se sentir étrangers à la réalité objectivée par les sciences sociales, car si, comme le savant, les élèves doivent objectiver leurs propres représentations, pas plus que le savant, ils ne sont étrangers à la société qu’ils étudient. Voilà pourquoi la connaissance passe par la reconnaissance préalable des représentations des élèves par l’enseignant et c’est cette reconnaissance qui doit engendrer, chez les élèves, le sentiment d’appartenance au monde objectivé par les sciences sociales, sentiment en l’absence duquel l’apprentissage risque de se solder par la réification de la connaissance.

Une épistémologie explicite des savoirs en sciences sociales doit donc lutter, à la fois contre l’invisibilisation[5] et la réification des savoirs. Elle doit, pour ce faire, expliquer les principes épistémologiques sur lesquels reposent les sciences sociales, et montrer comment celles-ci construisent les faits sociaux qu’elles vont ensuite chercher à interpréter. Si on considère avec Honneth « qu’un engagement existentiel dans le monde est au principe de tout rapport objectivant au monde », c’est en reconnaissant les représentations initiales des élèves, comme un moment du procès cognitif, et non en les « oubliant » ou en les niant, que l’enseignant peut lutter contre l’invisibilisation et la réification des savoirs.

Quel statut pour l’observation des faits sociaux ?

Les vertus de l’observation

Dans le préambule de 1967, la mise en activité de l’élève passe avant tout par l’observation et l’analyse des faits économiques et sociaux, première étape de tout apprentissage en SES : « Il est souhaitable, au contraire, que, dans la plupart des cas, l’étude d’un thème dérive d’une analyse concrète, d’un ensemble d’observations, d’une confrontation de statistiques ou de textes. L’intérêt de cet enseignement est, en effet, de dégager progressivement des règles de raisonnement et d’analyse » mais l’observation n’a rien de sauvage ni de spontanée, elle est avant tout guidée et encadrée par le maître qui doit être en interaction quasi-permanente avec l’élève pour favoriser la formation de cette fameuse « attitude intellectuelle » que le préambule appelle de ces vœux. L’observation, précise le préambule, peut porter sur différents supports pédagogiques comme la constitution de dossiers documentaires ou le travail sur document [1, p. 155]. L’intérêt de l’observation est triple. À travers cette dernière, les élèves prennent conscience de l’objet des SES, à savoir d’un ordre de faits, d’institutions et de pratiques que l’on peut regrouper, classer et mesurer pour pouvoir ensuite les analyser. Ils apprennent ainsi à mieux se représenter la société dans laquelle ils vivent. L’observation permet de mettre en relation la réalité sociale et les savoirs produits par les sciences sociales conformément à l’objectif du préambule de 1967 qui estimait que « L’originalité de cet enseignement est sans doute de conduire à la connaissance denos sociétés actuelles et de leurs mécanismes, d’établir une relation jusque-là incertaine entre culture et réalités économiques et sociales ».L’objectif n’est pas de transmettre aux élèves des savoirs exogènes, mais de les confronter à l’étude des faits de façon à ce qu’ils s’approprient un certain nombre de notions ou de concepts de façon endogène. En travaillant sur des documents et sur l’information économique et sociale, l’élève prend conscience de l’existence d’une réalité particulière définie par les SES et qui se distingue de la réalité psychologique, historique, géographique ou juridique. L’observation est donc partie prenante de l’apprentissage.

L’observation des faits économiques et sociaux permet de plus aux élèves de s’initier aux méthodes des chercheurs en sciences sociales. Le préambule de 1967 insiste sur la maîtrise des outils statistiques et des méthodes quantitatives qui permettent de mettre en forme ces observations. L’objectif est de familiariser les élèves avec le langage économique et sociologique, qui emprunte de nombreux concepts à celui de la statistique descriptive.

Enfin, en observant et décrivant les faits économiques et sociaux, les élèves font aussi l’apprentissage de leur autonomie intellectuelle et exercent leur esprit critique. C’est en étant confrontés directement à l’information économique et sociale qu’ils peuvent comprendre l’intérêt et les limites de certains indicateurs, ce qui doit leur permettre d’avoir le recul nécessaire pour apprécier l’utilisation médiatique ou politique de cette information. La maîtrise des outils de la statistique descriptive est un véritable outil émancipateur qui permet de ne pas être dupe de l’utilisation des chiffres par les expertsqui orientent parfois de façon subjective la présentation des faits. Il s’agit bien d’établir un rapport critique aux savoirs experts puisque la maîtrise des outils statistiques par l’expert impressionne toujours le profane.

Apprendre à observer et à décrire les faits économiques et sociaux permet aux élèves à la fois de se représenter la réalité sociale construite par les sciences sociales, d’apprendre à maîtriser les outils statistiques et favorise leur autonomie intellectuelle. C’est donc l’une des options pédagogiques fortes du projet fondateur.

Méthodes actives et pédagogie inductive

Mais l’importance attribuée à l’observation et à la description des faits économiques et sociaux par le projet fondateur va être fortement critiquée par Alain Beitone, pour lequel faire croire qu’il suffit de confronter les élèves aux faits pour qu’ils saisissent les enjeux épistémologiques des sciences sociales est une illusion dangereuse entretenue par les pédagogies inductives. En effet, selon lui, l’inductivisme ne rend pas correctement compte de la véritable démarche scientifique : « L’usage courant du terme pédagogie inductive, parce qu’il confond des enjeux didactiques, épistémologiques, pédagogiques, psychologiques, constitue un obstacle à l’approche raisonnée de ces différents problèmes. Il empêche les enseignants d’avoir une attitude réflexive à l’égard de leurs propres pratiques. Par exemple, parler de « situation problème » dans le cadre d’une pédagogie inductive est un contresens car une situation n’est un problème qu’au regard d’un cadre théorique déterminé. Et c’est parce qu’il possède ce cadre théorique que l’enseignant va pouvoir imaginer une situation didactique où l’élève est confronté à des « faits polémiques » qui sont de nature à mettre en mouvement son système de représentations. Rien d’inductif là-dedans, bien au contraire, puisque dans cette démarche la théorie est première ». Pour Alain Beitone, l’inductivisme est donc un principe qui n’est pertinent ni sur le plan épistémologique, ni sur le plan pédagogique.

L’inductivisme sous-entend que les progrès de la connaissance reposent avant tout sur l’observation des faits par le chercheur qui étudie le réel afin d’en tirer des savoirs permettant sa mise en forme. L’observation serait donc la première étape de la recherche scientifique, l’élaboration théorique ou conceptuelle se superposant ensuite aux résultats de l’observation. La démarche scientifique consisterait alors en une méthode qui permet de passer du concret à l’abstrait, de l’observation au concept ou de la pratique à la théorie. Or, pour les épistémologues comme pour les sociologues des sciences, l’inductivisme correspond à une présentation naïve de la véritable démarche scientifique. Car loin de procéder par induction, la véritable démarche scientifique procède, dans sa recherche de la vérité, avant tout par la réflexion et par l’élaboration d’hypothèses, autrement dit ce n’est pas l’observation ou l’expérience qui sont les premières étapes de la démarche scientifique mais l’élaboration d’une problématique ou d’un questionnement que vient par la suite corroborer ou infirmer l’observation des faits. L’inductivisme repose donc sur des hypothèses simplistes et naïves car il présente le réel comme transparent, attendant d’être dévoilé ou analysé par le chercheur. C’est donc de l’étonnement et de la curiosité du chercheur qu’il faut partir pour véritablement comprendre la démarche scientifique et non du « réel », des « données » ou des « faits ». La véritable démarche scientifique correspond donc à la démarche hypothético-déductive et non à la méthode inductive.

De plus, les pratiques pédagogiques qui recommandent de partir des représentations initiales des élèves (ou de leurs préoccupations) vont être critiquées comme étant une source potentielle de pédagogie invisible. Ainsi, selon Alain Beitone, « Le projet fondateur des SES qui met l’accent sur la nécessité de partir des préoccupations immédiates des élèves, sur le concret et le vécu, sur la continuité entre le débat social et le discours scolaire est une formidable source de malentendus pour les élèves (notamment ceux qui sont issus des milieux populaires) qui ont l’impression qu’en SES on “discute des problèmes de société” sans percevoir, quand bien même ce serait l’intention du professeur qu’il y a des apprentissages à réaliser » [5].Si l’enseignant construit sa progression pédagogique en ne marquant pas suffisamment la distance entre les représentations initiales des élèves et les savoirs savants, ce qui risque d’arriver avec les pédagogies inductives, il peut susciter un malentendu sociocognitif et aggraver les difficultés des élèves les plus faibles qui auront l’impression que leurs expériences et leurs prénotions ont le même statut que les savoirs produits par les sciences sociales. Ces élèves pourraient ne pas saisir les enjeux cognitifs de la leçon, et croire qu’en SES, il suffit de partir de son vécu personnel pour comprendre les problèmes exposés. Les pédagogies invisibles leurrent les élèves, dans la mesure où elles se traduisent par une dévalorisation des savoirs savants, accordent trop d’importance aux opinions personnelles des élèves et n’insistent pas suffisamment sur les enjeux de la démarche scientifique [6].

Voilà pourquoi Alain Beitone propose d’en « finir » avec l’inductivisme pédagogique car il ne permet pas une appropriation efficace des savoirs enseignés, contrairement aux nouveaux programmes qui, mieux ancrés dans les savoirs de référence, marquent désormais davantage la distance entre savoirs savants et sens commun.

La démarche hypothético-déductive, de l’épistémologie à la didactique

Puisque la démarche hypothético-déductive est à l’origine de l’investigation scientifique, elle doit, selon Alain Beitone, inspirer la stratégie didactique de l’enseignant : « L’autonomie suppose en effet que l’élève apprenne à poser lui-même les questions pertinentes, il faut pour cela qu’à l’instar du scientifique, il se constitue progressivement des “schèmes d’intelligibilité” [Berthelot] qu’il enrichira progressivement par la démarche de conjectures et de réfutations » [7]. C’est pour cela que le préambule de 2010 met désormais l’accent sur la maîtrise des outils conceptuels et la compréhension de « la » méthode de l’économiste et de "la" méthode du sociologue (respectivement le modèle et l’enquête) et non plus, comme en 1967, sur l’observation et la description des faits. Car comme le rappelle le rapport Guesnerie : « Toute démarche relevant des sciences sociales s’appuie sur une modélisation. » Les sciences sociales sont considérées comme des sciences « comme les autres », conformes à l’épistémologie poppérienne. Pour comprendre les enjeux épistémologiques des sciences sociales, les élèves doivent désormais, « comme le savant », « partir d’énigmes et de paradoxes », « formuler des hypothèses visant à résoudre le problème identifié », « mener des investigations visant à tester les hypothèses formulées » pour enfin « structurer les apprentissages afin de les mémoriser et de se les approprier ».

Autrement dit, la logique de l’apprentissage doit être calquée sur la logique de la découverte scientifique. Face aux faits économiques et sociaux, les élèves doivent adopter la posture du savant qui consiste non à partir de leur observation « spontanée » mais à questionner le réel et à chercher à le modéliser. Quant à l’objectif de formation à la citoyenneté, il est lui aussi subordonné à la formation de l’esprit scientifique : avant de pouvoir comprendre les grands enjeux liés aux questions économiques et sociales, les futurs citoyens doivent avant tout s’approprier la démarche de l’économiste et celle du sociologue.

Logique de la découverte, logique de l’apprentissage

Alain Beitone oublie toutefois de préciser que si le savant ne commence pas par observer les faits avant de les analyser, comme le suggère l’inductivisme, c’est tout simplement parce qu’il les connaît déjà ; si le savant se pose les « bonnes » questions et étudie ensuite le réel pour tester ses hypothèses, c’est tout simplement parce qu’il connaît déjà à la fois les faits et l’état des controverses de son propre champ d’investigation, ce qui n’est évidemment pas le cas des élèves. Voilà pourquoi si l’analogie entre la logique de la découverte et la logique de l’apprentissage est séduisante, elle nous semble discutable.

Pour que les élèves s’approprient le raisonnement du savant, encore faut-il s’assurer que les élèves, comme le savant, connaissent le champ au sein duquel le savant émet des hypothèses et se pose les « bonnes questions ». Si, comme le rappelle Beitone paraphrasant Popper, les faits n’existent pas par eux-mêmes mais sont construits par le savant, il est nécessaire d’initier les élèves à la façon dont ces faits ont été sélectionnés et construits, ce qui montre a posteriori l’intérêt de la démarche inductive et de l’observation qui ne sont jamais sauvages ou spontanées mais bien, comme le rappelle le préambule de 1967, dirigées et encadrées par l’enseignant ! De même, pour que les élèves comprennent l’intérêt d’un modèle, encore faut-il s’assurer qu’ils connaissent la réalité que le savant va modéliser. Il faut donc les amener, comme le proposait le projet fondateur, à la perception de la réalité sociale objectivée par les sciences sociales. Or cette objectivation passe par l’observation des faits économiques et sociaux, ce qui n’a rien de contradictoire avec l’objectif des programmes d’initier les élèves à la méthode scientifique, bien au contraire !

Quel statut pour les savoirs enseignés en SES ?

La théorie de la transposition didactique en SES

Selon ses détracteurs, l’accent mis par les rédacteurs du projet fondateur sur l’observation des faits économiques et sociaux entre en tension avec les savoirs « savants » dont les rédacteurs du préambule de 1967 semblent parfois se méfier. Celui-ci met en effet en garde les enseignants contre « l’encyclopédisme », « l’enseignement trop précoce de théorie ou de schéma d’explication » ou recommande de « veiller à ne pas étendre, en raison de cette référence à une réalité complexe et multiforme, les connaissances exigibles des élèves ». Toutefois, davantage qu’une tendance misologiste (de méfiance envers les savoirs), ces recommandations ont surtout pour objectif de favoriser chez les élèves la formation d’un rapport critique aux savoirs : les futurs citoyens doivent être capables d’exercer leur sens critique face aux savoirs délivrés par les experts ou les spécialistes. Le préambule met d’autre part en garde les enseignants contre le dogmatisme et le scientisme, dérives toujours possibles des pédagogies magistrales[6]. L’objectif de formation d’un citoyen autonome et émancipé s’avérant difficilement conciliable avec des pratiques pédagogiques de type top-down.

Les partisans des nouveaux programmes considèrent cette méfiance envers les savoirs de référence comme le péché originel du projet fondateur et mobilisent la théorie de la transposition didactique pour légitimer leurs critiques [9]. La théorie de la transposition didactique, mise en avant par Yves Chevallard dans les années 1980, permet en effet d’inscrire l’ensemble des critiques émises par les partisans des nouveaux programmes au sein d’un cadre global. Ces critiques peuvent être résumées de la façon suivante : le projet fondateur, en proposant un projet didactique qui se démarque de l’enseignement universitaire des sciences économiques et des sciences sociales et par l’importance accordée aux pédagogies inductives, au croisement disciplinaire et à la vocation « citoyenne » des SES, aurait conduit cet enseignement à un véritable déficit de légitimité décrédibilisant cette discipline aux yeux des universitaires ; plus grave, la défiance des enseignants de SES envers la science « officielle » les amènerait à surestimer les clivages entre paradigmes, à diffuser une sorte de relativisme épistémologique auprès des élèves et à ne pas suffisamment insister sur les fondements scientifiques des sciences économiques et de la sociologie, ce qui là aussi conduirait à miner les fondements scientifiques de cette discipline. Selon Yves Chevallard, les SES, dans leur version initiale, sont une véritable « anomalie didactique[7] ». Pour les partisans des nouveaux programmes, un effort doit être mené afin de mieux former les enseignants et de les inciter à s’emparer du concept de la transposition didactique pour initier leurs élèves aux savoirs et aux méthodes enseignés à l’université. L’objectif étant de transformer l’enseignement des SES en une véritable propédeutique à l’enseignement de l’économie, de la sociologie et des sciences politiques.

Les SES et le débat sur l’enseignement de l’économie

L’application de la théorie de la transposition didactique à l’enseignement des SES se heurte toutefois à deux limites. Elle suppose, en premier lieu, qu’il existe un consensus au sein de la « noosphère » sur les savoirs à enseigner. De plus, la surreprésentation dans les nouveaux programmes des problématiques issues du paradigme orthodoxe, notamment en science économique, repose sur une hypothèse forte : pour comprendre la démarche de l’économiste, telle qu’elle est présentée dans le préambule des programmes de 2010, les élèves doivent déjà avoir une certaine connaissance de la réalité sociale et économique. Or, ces deux conditions sont loin d’être vérifiées.

La conception de la science économique portée par la réforme de 2010 s’inscrit ouvertement dans le cadre épistémologique du paradigme orthodoxe. Ainsi, l’enseignant, lorsqu’il présente « la » méthode de l’économiste, doit, selon le préambule de 2010, mettre « l’accent sur le raisonnement coût-bénéfice qui est au cœur de l’analyse économique, et sur la nécessité des choix, dans le présent et dans le temps, que l’on s’intéresse aux choix des acteurs individuels ou aux choix collectifs ».Le cadre de référenceest ici le modèle de l’individu rationnel et maximisateur de la théorie économique néoclassique. Mais le préambule de 2010 oublie toutefois de préciser que les économistes ne s’inscrivent pas tous dans ce cadre épistémologique.

Les conflits sur les savoirs qui méritent de figurer dans les programmes scolaires existent dans toutes les disciplines. Mais en économie, ce conflit est particulièrement vif car il porte sur les fondements épistémologiques de la discipline. Pour les partisans du paradigme formel, l’économie est avant tout une science du modèle, selon laquelle les phénomènes économiques sont le résultat de l’agrégation des relations d’échange entre des agents économiques, qui expriment par ce biais des choix individuels. Cette approche permet aux économistes du paradigme formel de s’émanciper partiellement de la vérification empirique des propriétés et lois proposées, puisque celles-ci sont surtout le résultat de relations logiques construites à partir d’une démarche de type hypothético-déductive. À l’inverse, selon leurs adversaires du paradigme institutionnaliste, l’économie est avant tout une science historique et sociale qui doit pour rendre compte des faits économiques prendre en considération le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Dans une perspective institutionnaliste, le croisement de la science économique avec les autres sciences sociales est alors perçu comme une perspective enrichissante [10].

La théorie de la transposition didactique, en estimant que les SES doivent se préoccuper des savoirs savants, amène à indexer celle-ci sur l’épistémologie du paradigme dominant qui rejette le croisement disciplinaire avec les autres sciences sociales alors que le projet fondateur de 1967 s’inscrit dans une tradition intellectuelle, conforme notamment au projet de l’école des Annales, qui lui est favorable [11, 12, 13]. Voilà pourquoi il est difficile de ne pas voir dans cette volonté d’ancrer les savoirs enseignés dans les savoirs de référence une opération idéologique visant à remettre l’enseignement des SES dans le giron de la science économique orthodoxe, ce que dénoncent les adversaires de la réforme au nom du respect du pluralisme. Car contrairement à ce qu’affirment les partisans de la réforme de 2010, les conflits entre paradigmes économiques sont loin d’avoir disparu [14].

Pour une épistémologie explicite des savoirs en SES

Si la stratégie didactique suggérée par le préambule de 2010 s’inspire de la démarche hypothético-déductive, c’est donc en raison de sa proximité avec l’épistémologie du modèle économique néoclassique et non en raison de son efficacité pédagogique qui reste à démontrer. En effet, l’ancrage dans les « savoirs de référence » revendiqué par la réforme de 2010 s’est surtout traduit par la surreprésentation de notions et de questions propres au paradigme formel et par la disparition d’items descriptifs qui permettaient aux élèves de connaître l’environnement économique et la réalité sociale des sociétés contemporaines. Les nouveaux programmes sont donc une source d’implicitation des savoirs, puisque l’approche formelle des faits économiques et sociaux qu’ils préconisent suppose acquise et maîtrisée la connaissance empirique et historique d’un certain ordre de faits qui ne sont plus enseignés en tant que tels. Or, un enseignement de sciences économiques qui commence par l’initiation à des notions et concepts issus du paradigme formel risque de se heurter à de nombreuses difficultés car les élèves ignorent souvent la réalité que cette démarche entend modéliser. Lorsque c’est le cas, le modèle risque d’être perçu par les élèves comme une construction intellectuelle élégante mais sans lien avec le réel, ce qui peut devenir une source de réification et de confusion des savoirs. Voilà pourquoi une certaine connaissance historique et empirique des faits économiques et sociaux est nécessaire à la maîtrise par les élèves de la démarche du paradigme formel.

Le statut épistémologique des notions au programme est aussi une source de difficultés et de confusions. Ces notions ressemblent parfois à un inventaire à la Prévert dans lequel cohabitent des notions dont le statut épistémologique peut être très hétérogène. Figurent dans la liste des notions que les élèves doivent maîtriser des notions factuelles (le Smic, la BCE, la protection sociale, les taux d’intérêt), des indicateurs faisant l’objet d’une mesure précise et publiés par des agences d’information statistique (le PIB, la FBCF, les tables de mobilité, la nomenclature des PCS) et des concepts, construits à des fins heuristiques, mais qui ne peuvent faire l’objet d’une mesure quantitative (le salaire d’efficience, le salaire d’équilibre, les externalités, l’aléa moral, la solidarité mécanique/organique…). Il n’est donc pas étonnant que les élèves réifient certains concepts.

Enfin, le préambule des nouveaux programmes ne permet plus d’ancrer les savoirs dans le contexte historique et social au sein desquels ils ont été créés, ce qui ne peut que nuire à leur assimilation par les élèves. En effet, les savoirs ne tombent pas du ciel, ils sont le produit de débats, de conjectures, de préoccupations voire d’intérêts propres à certains groupes dans un certain contexte. Replonger les savoirs dans le contexte historique dans lequel ils sont apparus doit permettre de lutter contre leur désincarnation.

Voilà pourquoi il nous semble nécessaire d’élaborer une typologie des savoirs qui permettent de distinguer les notions issues de l’observation des faits économiques et sociaux de ceux issus de leur formalisation. Cette typologie doit aussi permettre aux élèves d’éviter les confusions liées à leur méconnaissance du statut épistémologique des notions enseignées.

Savoirs indicatifs et savoirs interprétatifs en SES

En SES, une véritable pédagogie explicite doit impérativement commencer par une initiation rigoureuse à la description statistique des faits économiques et sociaux et à l’apprentissage de ce que nous proposons d’appeler les savoirs indicatifs, c’est-à-dire à l’ensemble des notions qui peuvent faire l’objet d’une mesure statistique ou qui reposent sur une classification catégorique du phénomène étudié. Ces savoirs indicatifs renseignent sur la réalité du monde décrit, ils permettent aux élèves de se représenter de façon plus précise et plus juste la société dans laquelle ils vivent. Rentre dans cette catégorie de savoirs l’ensemble des définitions et indicateurs mis en place notamment par l’INSEE et les typologies visant à décrire des faits économiques et sociaux particuliers (comme par exemple la typologie des secteurs d’activité ou la typologie des concentrations des entreprises). Les savoirs indicatifs reposent sur une mise en forme du réel ; tout indicateur est une construction, un instrument qui repose sur des hypothèses et des choix qui peuvent parfois être arbitraires et qui ont des conséquences sur ce qu’ils entendent représenter. Les savoirs indicatifs ne rendent donc pas compte de façon neutre et impartiale de la réalité économique et sociale, mais ils ont l’avantage, si on admet les hypothèses et les découpages sur lesquels ils reposent, de ne pas être mis en cause par les chercheurs qui les utilisent, même si leurs limites sont régulièrement évoquées et doivent être enseignées (comme les limites du PIB par exemple). Ces savoirs sont donc temporairement stabilisés.

Nous proposons de définir les savoirs qui permettent de donner un sens aux phénomènes étudiés par le terme de savoirs interprétatifs. Si les savoirs indicatifs naissent de l’observation et de la classification des faits, les savoirs interprétatifs ont, eux, une visée performative : en interprétant une situation, ils ont souvent pour objet de la justifier ou de la transformer. Les savoirs interprétatifs sont souvent des hypothèses de travail propres à un paradigme particulier. La notion de savoirs interprétatifs permet d’autre part de montrer que les savoirs peuvent faire l’objet de débats, car ils sont issus de paradigmes concurrents et qu’il convient de les confronter afin d’identifier les enjeux des nombreux conflits d’interprétation qui animent les sciences sociales, conflits que l’étude des faits ne permet pas toujours de trancher de façon définitive. Avant de demander aux élèves d’exposer des « schèmes de causalité ou d’intelligibilité », il est nécessaire de s’assurer que les élèves comprennent comment les chercheurs construisent les indicateurs et les instruments qui vont leur permettre de rendre compte de la réalité économique et sociale qu’ils vont ensuite chercher à interpréter.

Nos catégories ne sont pas étanches et il n’est pas certain que toutes les notions et concepts utilisés en SES puissent faire l’objet d’une classification catégorique. Cette dernière est surtout une hypothèse de travail, pour essayer de sortir d’un débat sclérosant sur les notions qui doivent être enseignées en SES. Il ne s’agit pas non plus de dire qu’une progression pédagogique doit forcément passer d’abord par la maîtrise des savoirs indicatifs avant d’aborder la maîtrise des savoirs interprétatifs. Il est sans doute indispensable d’aborder ces types de savoirs de front, ou de laisser l’articulation de ces deux moments cognitifs à la liberté pédagogique de l’enseignant, mais il nous semble difficile de parler de pédagogie explicite, si les élèves ne font pas la différence entre les deux types de savoirs (auxquels on pourrait aussi ajouter les notions factuelles).

Enfin, il ne s’agit pas non plus de considérer les savoirs indicatifs comme des « préalables » à l’analyse car ils renverraient à une approche plus concrète et moins théorique de la réalité économique et sociale car, comme nous l’avons rappelé, les savoirs indicatifs sont aussi des outils élaborés et construits par les chercheurs ; ils reposent donc sur des hypothèses et leur pertinence peut aussi être mise en cause. D’autre part, leur enseignement peut s’avérer aussi difficile que celui des savoirs interprétatifs, ils ne renvoient donc en aucun cas à une vision « déficitariste » des élèves de la filière ES.

Conclusion

Au final, une pédagogie explicite en SES doit reposer sur une épistémologie des savoirs enseignés. Cette épistémologie explicite passe par trois principes : elle doit permettre aux élèves de (se) reconnaître (dans) la réalité sociale objectivée par les sciences sociales ; pour ce faire, il est nécessaire que les élèves sachent observer et décrire les faits économiques et sociaux, et enfin qu’ils apprennent à reconnaître le statut épistémologique des différentes notions et concepts qu’ils doivent s’approprier. L’objectif d’une théorie des savoirs explicites est de lutter contre la réification par les élèves des savoirs produits par les sciences sociales et de leur permettre de comprendre le projet épistémologique de ces dernières car comme le rappelle G. Bachelard : « Au-dessus du sujet, au-delà de l’objet immédiat, la science moderne se fonde sur le projet. Dans la pensée scientifique, la médiation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet[8] ».Et c’est bien à la saisie des enjeux de ce projet par les élèves que doit s’attacher un enseignement de sciences économiques et sociales explicite[9].

Bibliographie

[1] Galy M., Le Nader E., Combemale P. (dir.), Les SES. Histoire, programme, concours,Paris, La Découverte, coll. « Grands Repères », 2015.

[2] Beitone A., Dollo C., Les SES. Enseignement et apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 2013.

[3] Boltanski L., Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012.

[4] Honneth A., La Réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007.

[5] Beitone A., « SES et pédagogie invisible », disponible [en ligne] sur le site Revue Skhole.fr, skhole.fr, publié le 8 octobre 2011.

[6] Bernstein B., « Classe et pédagogies : visibles et invisibles » (1975), traduit inDeauvieau J., Terrail J.-P., Les Sociologues, l’école et la transmission des savoirs,Paris, La Dispute, coll. « La Dispute », 2007.

[7] Beitone A., « Le débat sur l’inductivisme en SES : enjeux manifestes et enjeux latents », DEES, n° 107, mars 1997.

[8] Laval Ch., « L’éthique républicaine et l’esprit des SES », DEES, n° 107, mars 1997.

[9] Beitone A., Legardez A., « Enseigner les sciences économiques : pour une approche didactique », Revue française de pédagogie, n° 112/1, 1995, p. 33-45.

[10] Postel N., « Le pluralisme est mort, vive le pluralisme ! », L’Économie politique, 2011/2, n° 50, p. 6-31.

[11] Beitone A., « Disciplines scolaires et discipline savantes », disponible [en ligne] sur le site Démocratisation-scolaire.fr, www.democratisation-scolaire.fr, publié le 12 septembre 2015.

[12] Mas J.-Y., « Disciplines scolaires et savantes : le cas des SES, une discussion », disponible [en ligne] sur le site Démocratisation-scolaire.fr, www.democratisation-scolaire.fr, publié le 11 janvier 2016.

[13] Mas J.-Y., « Méthodes actives, pédagogie invisible, inductivisme pédagogique, mais de quoi la pédagogie des SES est-elle vraiment coupable ? », disponible [en ligne] sur le site Revue Skhole.fr, skhole.fr, publié le 26 mai 2016.

[14] Buisson-Fenet E., « Les nouveaux programmes de SES : une remise en cause historique, mais de quoi au juste ? », Tracés, hors-série 2012, disponible [en ligne] sur traces.revues.org


[1]La différence entre ces notions peut (et doit) bien sûr être précisée par l’enseignant dans son cours. Mais celui-ci peut ne pas penser à préciser cette distinction tant elle lui semble évidente. On trouve dans cet exemple une définition de ce que doit être une pédagogie explicite : une pédagogie qui considère que rien ne doit être considéré comme « allant de soi » pour les élèves.

[2]Projets concurrents dont les principes sont présentés respectivement dans les préambules des programmes de 1967 et de 2010.

[3] BO hors-série n°°7 du 31 août 2000.

[4]Les marranes étaient des juifs espagnols convertis de force au catholicisme, qui continuaient à pratiquer le judaïsme en cachette.

[5]Il y a invisibilisation des savoirs lorsque l’enseignant ne marque pas suffisamment la distance entre les expériences individuelles et les contenus à transmettre.

[6]Comme le rappelle Christian Laval : « Il demeure un fait primitif : à l’origine était la recherche d’une cohérence entre visée de la citoyenneté active, contenu de la discipline et méthodes recommandées » [8].

[7] Chevallard Y., « L’enseignement des SES est-il une anomalie didactique ? », Intervention au colloque sur la didactique des SES, université d’Aix-en-Provence, 7-11 juillet 1995, disponible [en ligne] sur le blog de l’auteur yves.chevallard.free.fr

[8] Bachelard G., Le Nouvel Esprit scientifique. Paris, Vrin, 2013, p. 14.

[9] Sur le concept de pédagogie explicite, voir le dossier « Enseigner plus explicitement : l’essentiel en quatre pages », sur le site du Centre Alfred-Savary, rubrique « Éducation prioritaire », puis « Ressources », « Axe 1 : Maîtriser le lire, écrire, parler et enseigner plus explicitement », « Réaliser un enseignement plus explicite ».

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.