LES CLASSEMENTS DES LYCEES, DU BENCHMARKING AU MANAGEMENT PÉDAGOGIQUE.
Comment les lycées sont-ils évalués ?
Tous les ans à la même époque, la DEPP (Direction de l’Évaluation de la Prévision et de la Performance) publie les indices de réussite des lycées (IVAL) et des collèges ( IVAC) afin « de rendre compte des résultats du système éducatif, d’établir un diagnostic des actions des lycées publics et privés, de mettre à disposition des outils de pilotage pour les recteurs et chefs d’établissements, des éléments de réflexion pour les enseignants et les équipes éducatives et de donner des éléments d’information pour les parents d’élèves ».
Pour calculer ces indices, la D.E.P.P. prend en compte les résultats bruts du bac et du brevet, mais comme ces derniers dépendent essentiellement de l’origine sociale des élèves, comparer les résultats d’un lycée qui scolarise un public « favorisé » avec celui d’un lycée qui scolarise un public « populaire », n’a pas beaucoup de sens. La D.E.E.P. calcule alors la valeur ajoutée (VA)d’un établissement, celle-ci est égale à la différence entre le taux « brut » de réussite au bac et le taux de réussite « attendu », c’est à dire le taux de réussite moyen auquel on s’attend lorsqu’on prend en compte les caractéristiques socio-démographiques du public de l’établissement ( I.P.S. des familles, genre, âge, résultats au brevet).
Si la VA est positive, cela signifie que le lycée est « performant » puisque ses résultats sont meilleurs que ceux attendus compte tenu de la composition de son public. La D.E.E.P. prend aussi en compte la capacité de l’établissement à accompagner ses élèves jusqu’au bac. Elle distingue alors 5 profils d’établissement :
- Les neutres, qui ne contribuent ni plus, ni moins, à la réussite de leurs élèves que la moyenne des lycées leur ressemblant en termes de profils d’élèves accueillis. Ils représentent 47% des lycées.
- Les accompagnateurs, dont les élèves mettent peut-être un peu plus de temps à obtenir le baccalauréat, mais quittent moins souvent le lycée en cours de scolarité.
- Les sélectifs en cours de scolarité, que les élèves quittent plus souvent, mais où ils ont une meilleure réussite à l’examen final, pour ceux qui y restent ; ce qui est souvent le cas des établissements privés.
- Les « en deçà des attentes », qui ont de moins bons résultats à la fois en termes de réussite et d’accès au baccalauréat, compte tenu du profil de leurs élèves (20%).
- Les performants, que les élèves quittent moins souvent en cours de scolarité et où ceux qui se présentent à l’examen le réussissent plus souvent (17%).
Ces résultats sont ensuite repris dans les journaux qui publient alors des classements (ce que ne fait pas la DEPP) qui reposent sur des critères différents d’un journal à l’autre. Ces indicateurs permettent de montrer que si les performances scolaires des élèves sont principalement déterminées par leur origine sociale, à contexte identique, certains établissements réussissent mieux que d’autres.
Les sociologues définissent alors l’effet établissement comme la capacité d’un établissement à améliorer les performances de ses élèves « toutes choses égales par ailleurs ». Selon la DEPP, les facteurs explicatifs de ces différentiels de performances sont nombreux : « Parmi les nombreux facteurs susceptibles d’engendrer des valeurs ajoutées positives, on citera par exemple : des équipes fédérées autour d’un projet pédagogique, l’implication des enseignants, un accompagnement personnalisé des élèves, un degré d’exigence affirmé ou encore un climat scolaire apaisé ». Pour les partisans de ce que nous appelons le « management pédagogique », ces indicateurs sont aussi la preuve que la mobilisation des établissements peut permettre de lutter contre le déterminisme social.
Les principes du management pédagogique
Ce que nous désignons par le terme de management pédagogique peut être considéré comme l’application des principes du New Public Management (NPM) à la gestion des établissements et des personnels de l’Éducation Nationale (EN). Selon cette approche, l’organisation bureaucratique du système éducatif est considérée comme une forme organisationnelle obsolète car elle empêche les établissements de s’adapter à l’évolution de leur environnement. L’amélioration de l’efficience du système éducatif français passe alors par sa décentralisation, par la responsabilisation de ses acteurs et l’autonomie des établissements.
Ces derniers pouvant même devenir des agences indépendantes, ce qui permet à la fois de donner plus de responsabilités aux acteurs de terrain mais aussi de les rendre responsables des résultats obtenus. Transposée au secteur éducatif, l’autonomie peut aussi déboucher sur la contractualisation des établissements. Les établissements passent alors un contrat avec les autorités académiques et rectorales et s’engagent sur des objectifs chiffrés. Ils doivent ensuite rendre compte de leurs performances et proposer en cas d’échec les moyens de faire progresser leurs résultats. Le management pédagogique repose de de façon idéal-typique sur trois principes :
- Le premier principe est celui du benchmarking : l’évaluation et le classement des établissements publics permet de montrer que certains sont plus efficaces que d’autres.
- Selon le second principe d’accountability, les personnels sont jugés responsables des résultats de leurs établissements. On leur demande alors d’en rendre compte.
- Selon le troisième principe, les dirigeants de ces établissements doivent exercer leur leadership afin de proposer des solutions pour améliorer les performances de leurs établissements.
Ainsi se met en place une dynamique « vertueuse » qui permet d’introduire des mécanismes concurrentiels entre des établissements sans forcément les privatiser entièrement. La publication de l’évaluation des établissements joue finalement le même rôle que celui des résultats financiers des entreprises à la bourse. La publication de mauvais résultats financiers par une entreprise entraîne la diminution de la valeur de ses actions, ce qui l’oblige à se restructurer afin de redresser sa compétitivité et sa valorisation boursière.
Des évaluations fragiles
Dans la réalité, les choses sont bien sûr beaucoup plus complexes. Il convient, d’une part de rappeler que toute forme d’évaluation repose sur des conventions statistiques et des choix méthodologiques. Ils peuvent donc varier en fonction de ces conventions. D’autre part les résultats de la plupart des établissements diffèrent relativement peu de l’un à l’autre. La majorité des établissements obtiennent par exemple des taux de réussite au bac ( autour de 90%) assez proches (ce sont désormais les mentions qui différencient les établissements). Des écarts de classement importants cachent souvent des écarts de résultats absolus assez faibles (un peu comme entre le premier du Tour de France et le reste du peloton).
Enfin les résultats d’un établissement, dont l’équipe pédagogique est pérenne, varient souvent de quelques points d’une année à l’autre : il est donc paradoxal de rendre une équipe pédagogique responsable ( même partiellement) des résultats de leurs élèves. Il n’est de toute façon pas toujours évident pour une équipe pédagogique, même en se mobilisant, de parvenir à redresser des résultats médiocres.
L’amplification des stratégies d’évitement
La publication de ces résultats peut aggraver les inégalités inter-établissements car elle incite les familles à éviter certains établissements. En effet, la plupart du temps, les élèves ne sont pas bons parce qu’ils sont dans un établissement performant, mais c’est plutôt l’établissement qui est performant parce qu’il recrute de bons élèves. Si les familles tiennent compte de ces classements, celles qui sont les plus impliquées dans la scolarité de leurs enfants, vont alors chercher à inscrire ces derniers dans les lycées « performants ».
Ceux-ci vont donc pouvoir choisir leurs élèves, alors que les lycées « en dessous des attentes », ne scolariseront que les élèves les plus faibles, ce qui ne peut qu’amplifier la polarisation des établissements. La publication de ces palmarès favorise surtout la création d’un quasi-marché local de l’éducation et ne peut que renforcer la ségrégation scolaire dont on sait qu’elle est un facteur important d’inégalités scolaires.
Certes, ces indicateurs sont censés mieux informer les familles de la « valeur » réelle des établissements, puisque certains établissements prestigieux peuvent obtenir un taux brut relativement élevé, mais « inférieur » aux attentes, alors que des établissements moins prestigieux, scolarisant un public moins favorisé, réussissent malgré tout à obtenir des résultats meilleurs que ceux attendus. Mais les familles ont de toute façon, intérêt à scolariser leurs enfants dans le lycée qui présente le taux brut de réussite le plus élevé. En effet, entre un lycée A qui a un taux brut de réussite de 90% et un taux attendu de 95% ( et donc une VA de – 5%), et un lycée B « performant » , qui a un taux brut de réussite de 85% et un taux attendu de 80% ( et donc une VA de = +5%), les familles ont rationnellement intérêt à scolariser leurs enfants dans le lycée A dont les élèves ont donc 90% de chance d’avoir leur bac, plutôt que dans le lycée B, dans lequel ils n’auront que 85% de chance de l’obtenir. La publication de ces palmarès dans la presse ne peut que renforcer le consumérisme scolaire.
Renforcer le contrôle des enseignants
La publication de ces résultats repose donc sur un postulat : si certains établissements réussissent mieux que d’autres, c’est que les équipes pédagogiques des établissements peu performants ne font pas assez d’efforts pour améliorer les résultats de leurs élèves. Ces indicateurs ont donc pour conséquences de culpabiliser les personnels et de dédouaner le ministère de la responsabilité des inégalités scolaires.
Ce n’est donc pas le manque de moyens ( prof non-remplacés, précarisation et prolétarisation des personnels de l’EN, classes surchargées ) qui explique l’échec scolaire, mais le manque d’implication des enseignants. On reconnaît ici le principe nodal des politiques managériales éducatives : rendre responsable les personnels et donc rendre leur contrôle et leur caporalisation indispensable.
Dans la pratique, les parents, les enseignants et même les chefs d’établissement s’intéressent assez peu à ces indicateurs. Seuls les journaux semblent leur accorder de l’importance car la publication des palmarès des établissements a semble-t-il un impact positif sur leurs tirages. Mais la médiatisation de ces classements prépare l’opinion à une éventuelle réforme qui appliquerait à la lettre les principes du management pédagogique en instaurant le salaire au mérite, en renforçant le pouvoir des chefs d’établissement, en remettant en cause le statut des enseignants et leur liberté pédagogique.
La publication de ces classements accrédite auprès de l’opinion publique l’idée que ce sont les enseignants, non des facteurs sociaux ou le manque de moyens qui sont responsables des inégalités scolaires. A quoi bon en effet demander un plan d’urgence pour lutter contre les inégalités scolaires si on peut réduire ces dernières en réformant le système éducatif à partir des principes du management pédagogique ?