Article pour Carnets Rouges ( mai 2021). Les SES et les valeurs républicaines
Le préambule des nouveaux programmes de SES, qui viennent de rentrer en vigueur en 2018, rappelle que les enseignants doivent respecter le principe de la neutralité axiologique : « Les professeurs insistent sur l’exigence de neutralité axiologique. Les sciences sociales s’appuient sur des faits établis, des argumentations rigoureuses, des théories validées et non pas sur des valeurs. L’objet de l’enseignement des sciences économiques et sociales est le fruit des travaux scientifiques, transposés à l’apprentissage scolaire. Il doit aider les élèves à distinguer les démarches et savoirs scientifiques de ce qui relève de la croyance ou du dogme, et à participer ainsi au débat public de façon éclairée ; il contribue à leur formation civique »1. En réaffirmant l’exigence de neutralité axiologique des programmes, le préambule des programmes de SES semble conforme aux principes de l’enseignement laïc selon lesquels les professeurs ne doivent ni porter atteinte à la liberté de conscience de leurs élèves, ni chercher à influencer leurs opinions.
Mais ce rappel de la neutralité axiologique répond aussi aux préoccupations du patronat qui a mené de nombreuses polémiques depuis les années 2000 contre les programmes, les manuels et les professeurs de SES, en accusant l’enseignement des SES d’être partisan et de donner une mauvaise image de l’entreprise et de l’économie de marché. En 2017, l’ASMP ( académie des sciences morales et politiques) présidé par Michel Pébereau, a même publié un un rapport estimant que l’enseignement des SES était « néfaste ». Pour ce dernier, la méconnaissance des mécanismes de l’économie de marché par les français est à l’origine de nombreux malentendus politiques : « Les Français ont une très faible connaissance des mécanismes économiques de base. Il en découle un risque plus élevé de vulnérabilité financière et une difficulté, pour les citoyens qui n'ont pas les notions de base, de discerner les réformes nécessaires. L'amélioration de la culture économique française doit passer en premier lieu par l'école »2. Le diagnostic est simple : si les « gaulois sont réfractaires aux réformes », s’ils s’opposent aux projets du gouvernement, s’ils se mobilisent contre la loi travail ou s’ils soutiennent les gilets jaunes, c’est tout simplement parce qu’ils méconnaissent les lois du marché et les mécanismes économiques les plus élémentaires. Il est donc nécessaire d’enseigner
la science économique orthodoxe afin de préparer l’opinion aux futures et incontournables réformes économiques, même si celles-ci peuvent être « douloureuses » et entrainer la remise en cause de certains acquis sociaux.
Si les milieux patronaux s’étaient d’autre part émus de la « disparition » du thème du marché dans les programmes de seconde il y a quelques années, ils doivent être rassurés puisque ce thème est omniprésent dans les nouveaux programmes ; par contre les concepts d’« économie de marché » et de « capitalisme », n’y figurent pas. Certes les programmes soulignent le fait que le marché est une « institution », mais aucun cadrage historique ou anthropologique sur cette curieuse institution n’est prévu. On ne s’interroge donc ni sur l’origine du marché, ni sur l’existence éventuelle d’autres systèmes économiques. Le marché semble être l’unique système économique imaginé par les hommes pour produire et échanger. Au nom de la neutralité axiologique, les élèves n’entendront donc parler ni de libéralisme, ni de socialisme, ni de Keynes, et bien entendu ni des théories de la décroissance, de l’obsolescence programmée, de la filière inversée, de l’exploitation, de la frugalité volontaire, de la baisse du temps de travail, des délocalisations, des licenciements boursiers, du rôle des lobbys, du revenu d’existence, de la fin du travail ou du plafonnement des revenus. Par contre, ils apprendront que dans de nombreux domaines, l’action des pouvoirs publics rencontrent de nombreuses limites Ainsi dans le chapitre sur les inégalités, les élèves doivent surtout « comprendre que l’action des pouvoirs publics en matière de justice sociale s’exerce sous contrainte de financement et fait l’objet de débats en termes d’efficacité (réduction des inégalités), de légitimité (notamment consentement à l’impôt) et de risque d’effets pervers (désincitations) », De même, si la question climatique est bien présente dans les programmes, ceux-ci rappellent « que les différents instruments dont disposent les pouvoirs publics pour lutter contre les externalités négatives, présentent des avantages et des limites, et que leur mise en œuvre peut se heurter à des dysfonctionnements de l’action publique ». Quant aux accords internationaux, ils sont eux aussi contraints par les stratégies de free-rinding des États puisque « qu’en présence de bien commun les négociations et accords internationaux liés à la préservation de l’environnement sont contraints par des stratégies de passager clandestin et les inégalités de développement entre pays ». Par contre les élèves doivent « comprendre qu’une croissance économique soutenable se heurte à des limites écologiques (notamment l’épuisement des ressources et la pollution) et que l’innovation peut aider à reculer ces limites ». Selon les concepteurs des nouveaux programmes de SES, le salut de la planète ne viendra donc ni de la mobilisation des citoyens, ni de la transformation de nos modes de vie, ni
de l’action publique mais de l’innovation et de la croissance économique. Comme on vient donc de le voir, le respect de la neutralité axiologique dans les programmes de SES permet surtout de délégitimer l’action des pouvoirs publics dans la lutte contre les inégalités sociales ou le changement climatique.
Mais cette exigence de neutralité répond aussi aux revendications de certains professeurs de SES, ainsi selon Alain Beitone : « Le rôle de l'école c'est de former les élèves à faire usage de leur propre raison et pour cela de leur fournir les connaissances scientifiques, philosophiques, littéraires, à partir desquelles ils pourront forger leur point de vue éthique et politique et participer à la délibération publique pour élaborer collectivement les lois sous lesquelles les citoyens acceptent de vivre. L'école n'a pas à promouvoir telle ou telle conception politique ou éthique, elle a à fournir aux élèves les armes intellectuelles de leur autonomie. C'est en ce sens que l'école est émancipatrice : en formant sans conformer »3. Pour former des citoyens capables de participer au débat public de façon « éclairée », il suffit de leur transmettre des savoirs solides, robustes et validés par la communauté scientifique, de les former au rationalisme scientifique et de leur démontrer que les sciences sociales sont des sciences comme les autres. Le citoyen n'a à la limite pas besoin d'être « formé », son instruction suffit à sa formation. Dans cette conception de l'enseignement, comme chez Condorcet, la diffusion de l'instruction s'accompagne forcément du gout de la liberté et du progrès moral des sociétés humaines.
Cette thèse a pour elle, le mérite de la simplicité. Elle est pourtant démentie par toute l'histoire de l'humanité depuis deux siècles car la Science et la Raison se sont non seulement souvent révélées incapables d'endiguer la montée du racisme et de la haine, mais elles ont été aussi facilement instrumentalisées par les régimes totalitaires. Si, en général, la tolérance et l'ouverture d'esprit augmentent avec le niveau d'instruction des personnes, cette relation est fragile et facilement réfutable. Des personnes très instruites ont été capables des pires atrocités, et à l'inverse, dans des périodes troublées, des personnes au niveau d'instruction très faible se sont comportées de façon remarquable. Plus près de nous, si les djihadistes de l'EI ont souvent connu des parcours scolaires difficiles, ce ne sont pas uniquement les catégories les moins diplômés qui votent pour des candidats extrémistes ou populistes. Comme le rappelle Philippe Meirieux « la culture ne protège pas de la barbarie ». L’instruction est bien une condition
nécessaire mais pas toujours suffisante à la formation de citoyen intéressé et motivé par la chose publique.
La notion de neutralité axiologique a été popularisée par notamment par Max Weber qui dans ses « Essais sur la science », fustige ses collègues qui jouent les prophètes en chair4. Weber vise surtout ceux qui abusent de leur pouvoir pédagogique pour émettre des jugements de valeurs ou défendre des positions éthiques devant un auditoire « condamné » au silence. En se permettant d'émettre des jugement éthiques ou politiques, l'enseignant qui transforme « son cours en discours » porte alors atteinte à « l'objectivité, la sévérité impartiale et la lucidité morale d'une leçon professorale » et abuse de la confiance que l'institution et son public lui accordent. Mais si le professeur qui prophétise commet un véritable sacrilège, c'est notamment parce qu'il a devant lui un auditoire passif et muet qui n'a ni le droit de répondre ni de celui de critiquer les jugements émis. Weber reconnaît toutefois que la possibilité d'émettre des points de vue éthiques, serait acceptable « à la seule et unique condition que le professeur se fasse dans chaque cas particulier, au risque de diminuer l'attrait de son cours, le devoir de distinguer ce qui retourne de l'enseignement des faits empiriques et ce qui résulte d'une évaluation pratique » . Enfin, il admet que revendiquer la possibilité d'émettre des jugements de valeur nécessiterait « d'accorder en même temps à toutes les opinion partisanes la possibilité de se faire valoir dans une salle de cours ». Autrement dit l'émission de jugement de valeur dans un cours devient acceptable à condition de distinguer clairement devant des élèves jugements de faits et jugements de valeurs, de présenter l'ensemble des différentes doctrines sur le sujet et enfin d'accorder un droit de réponse à son auditoire. Si l'enseignant respecte ces trois conditions, qui sont les conditions élémentaires du débat démocratique, rien de semble s'opposer à ce qu'un enseignant, s'il le souhaite, puisse ponctuellement émettre un point de vue normatif lors d'une leçon. Or si ces conditions n'étaient pas remplies dans les universités allemandes du début du XXème siècle, elles peuvent très bien s'exercer dans l'enseignement secondaire français un siècle plus tard.
Demander aux enseignants de respecter une stricte neutralité en SES, quand ils abordent des sujets, comme la socialisation genrée, les inégalités sociales, les discriminations, l’exercice du pouvoir dans l’entreprise, la fiscalité ou l’égalités des chances, paraît de toute façon difficile. De même face à des réactions antisémites, sexistes, homophobes ou racistes l'enseignant doit-il rester neutre ? Face à de tels sujets, qui sont tous sauf neutres puisqu'ils portent à chaque fois
sur des enjeux de pouvoir, sur la répartition des richesses, ou sur les rapports entre groupe sociaux, ne serait-il pas plus réaliste de recommander aux enseignants d' exercer, s'ils le souhaitent, une subjectivité assumée et explicite, respectueuse du pluralisme et non dogmatique, toujours ouverte à la critique, plutôt que de les exhorter à respecter une illusoire neutralité, qui loin de former les esprits au raisonnement scientifique, n'a souvent comme unique conséquence, que d'amener ces derniers au fatalisme et au relativisme.
Sans pour autant transformer chaque cours en débat politique, des temps de débats ou de discussion ouverte doivent être possibles dans tout enseignement qui se veut démocratique. Un programme, un cours, une leçon est de toute façon toujours le produit d'une construction, de sélection, d'une mise en ordre, voilà pourquoi un enseignement n'est jamais neutre. La neutralité est aussi un choix éthique, s'abstenir d'exprimer un point de vue subjectif, n'est-ce pas laisser d'autres institutions de socialisation prendre le relais de ce que le maître s'interdit de développer ? ( un de mes collègues me dit un jour ‘qu’il ne parlait pas de Marx a ses élèves de peur de les « influencer »). S'imaginer « protéger » les futurs citoyens de toute influence idéologique à l'école, ce n'est pas les mener sur le chemin de l'autonomie intellectuelle ou éthique, c'est infantiliser des élèves dont beaucoup sont déjà majeurs et électeurs.
A condition de respecter les règles non de la neutralité axiologique, mais de la probité intellectuelle, un enseignant qui s'engage ou engage un débat ou une discussion lors d'un cours montre que ces savoirs, empiriques ou théoriques, ont un sens puisqu'ils permettent d'orienter et de transformer une simple opinion, un sentiment ou une intuition en un jugement valide reposant sur des arguments factuels. Loin de transmettre des savoirs neutres et désincarnés, le maître montre que ces savoirs peuvent le cas échéant être engagés, mis en jeux et qu'ils permettent de défendre ou de renforcer une conviction éthique ou politique. Il montre que les savoirs ont un sens et une valeur puisqu'ils participent à la construction des subjectivités et aident l'élève à devenir un sujet. Renoncer à l'expression de tout point de vue évaluatif sur le monde, c'est oublier que toute subjectivité ne se construit que grâce au débat et à la discussion, c'est donc renoncer à éduquer. Il s'agit ici de confronter des subjectivités afin d'aider nos élèves « à s'élever » et non sous le fallacieux prétexte de respecter leur conscience, d'empêcher celle-ci de se développer. C’est de toute façon assez mal connaître les jeunes d’aujourd’hui que de supposer que les enseignants, à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, peuvent influencer leurs élèves et leur dicter ce qu’ils doivent penser. Mais vouloir proposer un enseignement de SES totalement coupé de toute préoccupation axiologique relève, de façon générale, de l'illusion scientiste ou, comme nous l'avons montré pour les nouveaux programmes, tout simplement de l'hypocrisie.
Dans un société démocratique, la diffusion des savoirs est indispensable car elle permet à la fois de lutter contre les démagogues, qui cherchent à gouverner en s'affranchissant des savoirs, et contre les technocrates, qui, à l'inverse, veulent gouverner, en s'en s'attribuant le monopole. Mais le projet démocratique, comme n'importe quel projet de société, repose aussi sur des valeurs et des pratiques qui permettent de leur donner un sens. Tout projet éducatif possède à la fois une dimension épistémique et une dimension éthique et c'est dans l'articulation de ces deux dimensions que se construit un véritable projet éducatif émancipateur. Reste à s'entendre sur ces valeurs et à les articuler aux savoirs que l'école a en effet le devoir de transmettre. Ces valeurs n'ont rien de très originales ; elles ne sont ni républicaines, ni socialistes, ni libérales mais communes à toutes les doctrines compréhensibles « raisonnables » dans le sens que John Rawls donne à ce terme. Ce sont les valeurs démocratiques minimales comme la tolérance, la formation à l'esprit critique ou l'amour de l'égalité. De même qu'il est légitime de sensibiliser les élèves aux risques sanitaires et environnementaux qui menacent la survie de la planète, les sciences humaines ont aussi le devoir de les sensibiliser aux risques qui menacent les sociétés démocratiques. Ces risques, ce sont la dépossession et l'hétéronomie. Lorsque les citoyens ne participent plus au débat et aux affaires publiques, ils laissent d'autres personnes le faire à leur place. Pour paraphraser Benjamin Constant il s'agit donc de donner au futur citoyen à la fois les moyens et le désir de participer au débat démocratique
Mais, cette "païda démocratique", pour être crédible, ne doit ressembler ni à un quelconque « catéchisme républicain », ni faire l'apologie des démocraties libérales. Elle doit reposer sur une praxis pédagogique qui se donne comme fin la formation de l'esprit critique et proposer une analyse réflexive des sociétés démocratiques, non pour encourager le fatalisme et la résignation mais à l'inverse pour favoriser la participation et l'engagement. En cela, conformément au projet des sciences sociales, elle repose sur la mise en question des principales institutions sociales et cherche à confronter la réalité des sociétés contemporaines aux valeurs auxquelles elles se réfèrent. Il s'agit de rappeler que dans les sociétés démocratiques les principales institutions sociales sont le produit de la volonté des hommes et de montrer que la plupart de ce que l'on croit être naturel dans les relations humaines est souvent d'origine culturelle, et donc quelque part artificiel et arbitraire. Ces institutions ne sont donc pas immuables, elles peuvent donc, via la participation et l'engagement des citoyens évoluer vers plus d'égalité et de solidarité. FIN