Je reçois une invitation verbale à venir assister au vernissage de l’expo. d’une nouvelle connaissance : un artiste venu d’un pays dirigé par un président Ubu qui n’a pas hésité à massacrer allègrement son peuple ou plutôt le peuple qui a eu le malheur d’hériter de son père aussi despote, aussi trouble mais avec un peu plus de finesse machiavélique.
Cet artiste exilé était en résidence et avait croisé mon sentier de terrartiste en résidence surveillée. Il travaillait sur la surveillance dans les sociétés où fleurissait les dictateurs et dans celles ou la démocratie n’empêchait pas que la surveillance étouffât chaque jour un peu plus les mauvaises herbes des libertés publiques que certains avait encore le toupet de chercher à préserver au grand dam des monarques républicains.
Vivant dans ma chair avec mon cher drôle, mes chères drôlesses et leur maman, la surveillance étatique ; cette thématique m’inspirait, m’aspirait au point de m’accorder une virgule respiratoire pour échapper à mon quotidien réglé comme du papier à musique militaire qui me happait jusqu’à l’usure.
Je partis donc avec mes enfants dont c’était le premier vernissage en leur expliquant sur le chemin ce que cet artiste souhaitait exprimer dans ses tableaux.
Mes enfants de 2, 4 et 8 ans habitués à mes sentences magistrales buvaient mes paroles comme s’ils eurent assisté à la conférence d’un vieux professeur Nimbus radotant ses derniers cours avant de soulager et priver définitivement son auditoire, de sa voix publique encore alerte mais en voie de disparition forcée.
J’interjetais parfois quelques questions rhétoriques, vérifiant au passage l’attention de mes obligés sur la route qui nous conduisait de ma chambre d’hôtel conspirative à l’une des salles de l’abbaye royale où devait se dérouler le vernissage. Pour entretenir l’attention de mes marmots je leur promettais des montagnes de mets tous plus merveilleux les uns que les autres à l’issue de l’exposition. Dans les yeux rêveurs de mes rejetons, nous cheminions en marche quasi militaire vers la grosse bâtisse en pain d’épice surmontée de deux pachydermiques mamelles en cacao où les cloches faisaient teinter le carillon de dix neuf heures.
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Mais avant le festin culinaire, il fallait déguster en apéritif, les toiles bariolées à l’acrylique d’où sortaient des dizaines d’yeux forçant les visiteurs intrus d’un regard étriqué jusqu’à les angoisser et leur quémander une réflexion gênée sur les vertus de la surveillance d’état numérique, alphanumérique, électronique, cybernétique, robotique ou simplement humaine, mais pas trop.
Mes enfants malgré leur jeune âge avaient déjà une expérience assez experte de la surveillance d’état. Ils savaient déjà ce qu’étaient une assignation à résidence, une perquisition administrative, un tribunal idoine, un sauf-conduit. Ils savaient différencier un policier, d’un gendarme ou d’un juge. Ils avaient une vague idée des perles de lettres CESEDA ou DLPAJ.
Bien sûr, les plus jeunes ignoraient une partie du vocable technique mais avec leurs mots à eux, ils avaient compris les principaux enjeux.
Le Ministre de l’Intérieur devenait le grand chef de la police ; l’autorisation provisoire de séjour devenait, les papiers ; le sauf-conduit devenait le papier spécial pour quitter la prison à ciel ouvert de papa ; le tribunal administratif devenait la grande maison où discutent des hommes et des femmes de noir vêtu, du futur de papa. Et quand papa allait pointer, il allait kigner un grand cahier.
Ils avaient bien compris que leur entourage immédiat devenait autant de sycophantes zélés qui transformaient des pleurs et des cris d’enfants en une sévère correction de Tenardier ; des colis pleins de livres et de jouets, en colis piégés ; des poubelles, en colis suspects.
Bref, ces tableaux d’une simplicité enfantine quant à leur esthétique leur chuchotaient un silence éloquent dont ils connaissaient déjà l’air.
Mon fils avait bien compris leur sens profond et soumis à la question : « lequel est ton préféré ? », il répondit : « celui-ci », en pointant d’un index accusateur : « les amis ». Ce tableau lui parlait. Je ne voulais pas trop faire percoler d’émotions dans son petit crâne à l’os occipital proéminent caractéristique des Touareg. Cette petite tête masquée par des cheveux hélicoïdaux me rappelait à chaque fois que je le triturais des yeux, mes lointains ancêtres nomades du Sahara ayant parcouru des années lumières pour s’établir au milieu de nulle part et thésauriser leur descendance partie au-delà d’autres déserts aquatiques ceux-là ; vers des mirages d’alouettes qui leur avaient parfois fait feindre d’oublier leurs racines s’extirpant de la silice silencieuse.
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Ma fille quant à elle préférait « l’homme à la cravate blanche ». Elle était tombée sous le charme de tous ces globes oculaires qui dessinaient les contours d’un homme mystérieux, un gangster dont les codes vestimentaires étaient inversés : cravate immaculée sur chemise noire en place et lieu du trop classique costume anti-idoine. Elle venait de réaliser, émerveillée que l’on pouvait dessiner en suggérant seulement les formes et que cela était du plus grand effet.
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La petite dernière regardait ces jolis gribouillages mais semblait plutôt attirée par toute cette faune plus ou moins bigarrée, plus ou moins maquillée, plus ou moins ornée qui lui jetait des sourires plus ou moins contrefaits. Certains sourires semblaient souffler : « cet olibrius ne mérite même pas d’avoir des enfants avec autant de tenue et au regard aussi candide » ou plus grossièrement comme dirait la grande prêtresse de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques : « Monsieur Daoudi a fait des enfants par effraction », volant ainsi l’immonde honneur de se sustenter sur les terres métropolitaines de Marianne : l’idole qui l’aurait excommuniée si elle avait su qu’elle prétendait partir en croisade à la manière d’une générale Zangra en bout de course à chaque fois qu’un arabe errant, un métèque ou un rastaquouère s’échinait un peu trop à poursuivre sa vie de ce côté-ci du Mare Colostrum.
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Dans un élan de lyrisme, elle avait dit une fois au cours d’un colloque : « Qui mieux que moi peut comprendre l’assignation à résidence ; je suis moi-même assignée à résidence dans mon bureau de la place Beauvau à rédiger des mémoires pour mettre échec, et matin et soir. » Enfin ce sont les bribes de mémoire que les méandres de mes synapses me restituaient au souvenir de cette ecclésiaste juriste jurant de me lacérer de l’acéré fléau de sa brinquebalante balance.
Puis vint le moment tant attendu des discours : celui de madame le maire, celui de monsieur son adjoint, également préposé à la culture et celui de l’artiste en résidence. Là, mes oreilles se sont dressées aussi effilées que celles d’un terrier à poils durs, à l’affût de la moindre circonlocution, la moindre sinuosité dans la voix de l’oratrice, le moindre timbre dissonant.
Le discours allait bien entendu, être convenu, coulant de source, même devant cet auditoire réduit. Il fallait passer quelques messages. Mais tout résidait dans le choix des mots, les intonations, les fluctuations ou les brisures des cordes vocales, les sourires esquissés comme autant de sous-entendus, de traits de génie soudains, de virgules humoristiques ou de points d’exclamations desquamant le silence.
La voix sinuait dans l’éther où seul bruissaient quelques chuchotements, quelques toussotements ou quelques applaudissements, répondant poliment à l’oratrice maculée de l’aura de sa geste politique locale. On semblait l’apercevoir irisée par les luminaires sous lesquels scintillaient les toiles d’où mille yeux se détachaient tantôt suspicieux, tantôt accusateurs, vous transperçant jusqu'à l’âme.
Le discours et sa méthode n’auraient presque pas d’importance si ma silhouette imposante d’insignifiance n’était pas là, calée dans un vieil angle droit des murs de l'abbaye, lovée comme un boa constrictor se délectant par anticipation de sa prochaine proie prête à être ingérée avec une goulue gourmandise avant une sieste bien méritée dans un recoin de la jungle luxuriante de son imaginaire foisonnant.
Cette ombre se confondait presque avec le portrait de l’homme à la cravate blanche. C’était celle du loup blanc de la ville ; celui que tout le monde connaissait mais feignait d’ignorer royalement dans cette abbaye presque aussi royale.
Pour mieux se camoufler, ce presque patibulaire illustre inconnu avait eu l’idée non moins saugrenue que lumineuse, d’adjoindre à sa compagnie ses rejetons. Ils voguaient dans la salle comblant par l’ingénue virtuosité de leur âme d’enfants, l'étouffant huis-clos de cette salle d’exposition où leur père jouait quelques intermezzos de l’arlésienne, en biseau.
Ce simili-terroriste de la bien-pensance et de la bienséance excellait dans l’art de débusquer le moindre passereau d’hypocrisie sociale avec ses méthodes de chasseur vigilant.
Et pour cela, le vernissage était la divine petite friandise offerte au sourire carnassier de sa sadique vindicte.
Pourtant, il n’avait que de vagues notions d’histoire de l’Art ; mais c’est ce qui rendait le jeu encore plus haletant. Finalement, l’histoire de l’Art n’était qu’un jeu de la posture du chat et de l’imposture de la souris et réciproquement.
Un sourire malicieux, un clin d’œil mutin suffisait à camoufler une grotesque bévue qui aurait fait tressaillir un conservateur de musée, en un trait humoristique de génie que d’autres olibrius s’empresseraient de patiner avec un rire musical branché sur le dernier style à la mode.
Il était donc là, en tenue de camouflage dadaïste, prêt à sniper le moindre volatile virevoltant trop prêt des mâchoires de son spleen en venant le tirer de son langoureux assoupissement.
Une phrase lui fit une saignée des tympans et faillit pulvériser l’os lenticulaire de ses deux oreilles.
« Ces œuvres nous interpellent et rappellent ô combien, il est vital d’alerter les gens sur des problématiques aussi actuelles que celles de la surveillance de masse. Et l’art est tout indiqué pour cela. »
Suite dans le prochain billet...