KARFA SIRA DIALLO (avatar)

KARFA SIRA DIALLO

Fondateur et Directeur de l'association internationale Mémoires & Partages - Conseiller Régional de la Nouvelle-Aquitaine

Abonné·e de Mediapart

64 Billets

0 Édition

Billet de blog 19 décembre 2023

KARFA SIRA DIALLO (avatar)

KARFA SIRA DIALLO

Fondateur et Directeur de l'association internationale Mémoires & Partages - Conseiller Régional de la Nouvelle-Aquitaine

Abonné·e de Mediapart

Pourquoi cette mauvaise querelle martiniquaise au président Béninois Patrice Talon ?

Jamais une visite d’un chef d’Etat africain aux Antilles n’aura été aussi chahutée que celle entreprise par le président du Bénin Patrice Talon en Martinique du 13 au 17 décembre 2023.

KARFA SIRA DIALLO (avatar)

KARFA SIRA DIALLO

Fondateur et Directeur de l'association internationale Mémoires & Partages - Conseiller Régional de la Nouvelle-Aquitaine

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Comment une simple visite privée, à l’invitation d’un riche homme d’affaires français descendant d’esclavagistes, a-t-elle pu tourner en procès des origines familiales du chef d’un Etat africain parmi les plus concernés par l’histoire de ce crime contre l’humanité ?

Nul doute que Patrice Talon aurait été bien inspiré d’y regarder à trois fois avant de fouler pour la première fois le sol d’une terre où de nombreux dahoméens ont pu être déportés par des négriers africains et européens pendant plusieurs siècles. Cette Martinique, territoire dévasté, en souffrance où le statut colonial peine à être définitivement aboli où les injustices, les inégalités et le racisme nourrissent une colère amplement justifiée.

Il est vrai qu’il y avait de quoi être méfiant pour un président africain, lorsque la puissance invitante n’est autre que celui qui trône au sommet des « derniers maitres de la Martinique ». Bernard Hayot, à la tête du Groupe Hayot, un des plus puissants de France et en Outre-Mer, fructifie un héritage familial indissociable de l’histoire de l’esclavage, du système colonial qui l’a nourrit et du dogme racial qui l’a justifié. Toute la distribution en Outre-mer, par exemple, est tenue par ce conglomérat familial, issu des plantations esclavagistes du XVIIe siècle mais fondé en 1960 avec l’assentiment d’un Etat français obnubilé par la perpétuation d’une structure économique qui donne le pouvoir aux mêmes personnes depuis des siècles.

Présentée d’abord comme une visite privée puis transformée, en catastrophe et sous la pression militante en visite professionnelle, le séjour de Patrice Talon en Martinique déchaine encore les passions en réveillant un rapport critique des descendants d’esclavisés à la mémoire de l’esclavage auprès des élites africaines tout autant qu’un froid ressentiment devant l’arrogance et le mépris des descendants d’esclavagistes martiniquais accusés d’un blanchiment insolent de leur responsabilité face à ce que la loi française et sénégalaise ont qualifié de crime contre l’humanité en 2001 et en 2010.

Tout avait pourtant été minutieusement enrobé d’un discours parmi les plus « progressistes » et branchés dont raffole l’élite mondialisée d’aujourd’hui. Il s’agissait d’inscrire cette visite officielle « dans une dynamique de valorisation de son patrimoine culturel matériel et immatériel et de la diffusion de sa création contemporaine au-delà de ses frontières. ». Une exposition Révélation ! Art contemporain du Bénin, avec une quarantaine d’artistes béninois invités et même d’un hommage au Roi du Dahomey, Béhanzin qui fut chassé de son royaume par les français en 1891 et exilé au Fort Tartenson en Martinique jusqu’en 1906.

Il n’en fallait pas plus pour que des militants investissent les réseaux sociaux pour dénoncer notamment l’exposition et les événements prévus par la Fondation Clément, bras mécénal du Groupe Hayot, dans « l’Habitation Clément », présentée, avec un doux euphémisme par le site officiel de l’institution comme « un vaste domaine agricole de 160 hectares, niché dans la commune du François, au sud-est de la Martinique. » mais qualifié par les activistes et organisations politiques martiniquais comme « des terres marquées par le sang et le martyre piétinés et souillés par des événements qui frisent la mascarade. »

Certains, de très mauvaise foi, sont même allés jusqu’à remonter la généalogie du président béninois en faisant de Patrice Talon « un descendant d’une famille française de vendeurs d’esclaves de Ouidah ». Vraie ou fausse, cette accusation n’apporte rien. Car, s’il ne s’agit nullement de jeter l’opprobre sur des familles entières, la culpabilité n’est heureusement pas héréditaire (tout comme les honneurs ne devraient pas l’être non plus), mais plutôt d’engager un travail de mémoire critique contre l’effacement des mémoires esclavisées, de poser comme légitime une histoire non consensuelle des Outres-mer d’aborder les questions urbaines sans occulter les multiples ségrégations à l’œuvre dans ces territoires.

Les appels à rassemblements contre l’évènement de « l’Habitation Clément » du jeudi 14 décembre 2023 pousseront d’ailleurs le président du conseil exécutif de la Collectivité Territoriale de Martinique, Serge Letchimy, à refuser « catégoriquement l’invitation de la Fondation Clément…Une telle rencontre entre l'Afrique et la Martinique, dans un lieu ou les murs résonnent encore des cris de douleur de nos ancêtres esclaves, heurte profondément ma conscience politique et morale. Participer à cet événement serait une dissonance émotionnelle avec le respect dû à la mémoire de ceux dont les souffrances persistent dans ces lieux chargés d'histoire. »

Cette déclaration, d’un élu, héritier d’Aimé Césaire, attaché aux intérêts de son île et conscient de la colère contre la mainmise béké, vient sonner le glas des tentatives de blanchiment d’une caste, jadis très discrète et qui commence à regretter cette lumière que la mondialisation rend incontournable. Cette aristocratie, payée pour libérer les esclavisés en 1848, subventionnée par l’Etat français et qui se transmet le pouvoir de père en fils, contribue indéniablement au bâillonnement de la société ultra-marine.

Derrière cette polémique qui fera date, il y a toujours la plaie suppurante de l'esclavage. Un Etat français qui permet que les « Habitations », véritables camps de concentration et d’extermination du 18e siècle, soient foulées par des événements festifs sans aucune contextualisation. Un président béninois dont l’Etat n’a toujours pas qualifié la traite et l’esclavage des noirs crimes contre l’humanité. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.