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Billet de blog 21 août 2024

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Deux cents ans après, le CAPC Bordeaux reste-t-il un lieu de mémoire qui s'ignore ?

Édifiés en 1824, alors que l’activité négrière et esclavagiste est à son paroxysme, les deux plus grands Entrepôts coloniaux de la façade maritime française continuent de garder jalousement secrète l’histoire à l’origine de leur édification.

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Illustration 1

Dans les ruelles éclaircies et bourgeoises du quartier bordelais des Chartrons régulièrement astiquées pour le plus grand bonheur des touristes de ce XXIe siècle, se trouve le dernier des plus grands entrepôts français de « denrées coloniales » dont le CAPC, qui s’y abrite depuis 1973, continue de tenter de camoufler, à grands renforts d’art contemporain, le véritable passé. 

Pourquoi cette institution artistique française, l’une des plus prestigieuses fiertés bordelaises, devenue espace mémoriel choisi par l’Histoire, continue de se complaire dans l’animation conceptuelle à la place d’une politique mémorielle digne et respectueuse des conditions particulières de son édification ? 

Pourtant, pour qui sait et veut voir, au-delà des épais murs bâtis de pierres grises et solides, les symboles silencieux d'un commerce florissant, mais empreint de souffrance sautent aux yeux, aux narines et à la conscience. 

Situés à l’arrière de la Bourse Maritime, en face des quais où les milliers de navires venant des Amériques accostaient, ces deux Entrepôts, dont il ne reste plus que celui qui abrite le CAPC, furent l’un des maillons essentiels d'une chaîne infâme : celle de la traite des Noirs et du commerce des denrées issues de leur mise en esclavage.

Aujourd’hui, on peut encore, sans peine et avec cette conscience identificatrice qui fonde notre humanité, sentir l’odeur lourde de sucre brut et de mélasse qui flotte dans l'air, se mêlant à l'humidité ambiante. On peut deviner les grands sacs de jute remplis de canne à sucre, de cacao, de café, et de tabac, entassés les uns sur les autres comme des montagnes de marchandises précieuses. Chaque sac portant la marque d'une plantation éloignée, souvent un nom exotique ou d'un riche propriétaire colonial…

….peut-être la famille Lainé, originaire de la colonie de Saint-Domingue et honorée par le nom des Entrepôts et par la Place en face du fleuve. En 1791, Joaquim Lainé, avocat et homme politique, férocement attaché comme nombre de Bordelais à ses prérogatives négrières, partit se battre contre les insurgés lors de la grande révolte d'esclavisés de Saint-Domingue. Deux décennies plus tard, conscients de la perte définitive de leurs possessions, les Lainé bénéficieront néanmoins de l'indemnité affectée aux anciens colons et propriétaires, que le jeune État haïtien sera forcé de payer à partir de 1825 en échange de sa reconnaissance par la France.

Aujourd’hui, quel visiteur saurait déchiffrer que derrière les murs de ce musée d’art contemporain, se cache une réalité bien plus sombre : le labeur éreintant et la souffrance des Africains arrachés à leur terre natale, enchaînés et forcés de travailler dans la cruauté la plus absolue, pour le plus grand profit d’une ville de Bordeaux, premier port colonial et deuxième port négrier français ?

Faut-il appréhender au premier ou dernier degré, la performance Qu’iels mangent de la brioche présentée le 23 septembre 2023 lors du week-end anniversaire des 50 ans du Capc, où des artistes sont autorisés à armer le public de « délicats couteaux à dessert et accompagnés d’une musique de chambre qui résonnera dans l’ancien entrepôt réel de denrées coloniales…invitent à découper et déguster des gâteaux-sculptures hors normes qui prennent la forme de symboles coloniaux. Pour l’anniversaire du Capc, les recettes ont été élaborées par les artistes en collaboration avec le chef pâtissier…. en se plongeant dans l’histoire de la pâtisserie française et en cherchant à employer des ingrédients liés à l’histoire coloniale : vanille, rhum, chocolat, sucre, ananas… Entre gourmandise et dégout, Qu’ils mangent de la brioche ! : que ciel qui n’a pas faim prenne la première bouchée propose un moyen de faire face à un passé colonial encore difficile à « digérer » ?

Que ce vertueux verbiage affiché travestit la réalité négrière ! Qu’en termes aimables le système raciste à l’origine de l’Entrepôt est ici traduit ! Des historiens, des experts du domaine auraient-ils donc validé cet échantillon de tartufferie langagière ? Qui ne voit pas dans la mise en scène de cette surconsommation débridée une forme d’anthropophagie sur les corps des Noirs ?

Ainsi cette rhétorique atteste de la pérennité d’une idéologie aussi insane que préjudiciable, autorisant impunément une révision consumériste à peine implicite de l'infâme trafic. Quand cet anniversaire aurait pu avoir une visée pédagogique auprès du visiteur, particulièrement du jeune public, il est assez effarant d’assister à une telle mise à distance encore aujourd’hui. 

Comment un public, dont j’ai vu, ce jour-là, l’appétit dégoulinant, car tenu ignorant de l’espace mémoriel dans lequel il est invité à se gaver de gâteaux, pourrait-il savoir que ces « ingrédients liés à l’histoire coloniale» sont le fruit du Code noir en vigueur lors de la création de l’Entrepôt ?

Les mots « esclave », « ségrégation raciale », « police des Noirs », « dépôts de Noirs », « négriers bénéficiaires » écorcheraient-il l’oreille des spécialistes bordelais de l’art contemporain ?

Un minimum de bonne volonté, d’esprit de responsabilité et de créativité pourrait aider les visiteurs à deviner en sus le calvaire des ouvriers de l'entrepôt qui a duré au moins jusqu’à la loi de départementalisation de 1946 qui met fin au système colonial dans les colonies d’outre-mer.

Ces hommes robustes, girondins, aux visages marqués par la rudesse du travail, employés pour déplacer les sacs de marchandises, les empiler avec soin avant que les produits ne soient embarqués à bord de nouveaux navires. Ces hommes savaient que chaque grain de sucre, chaque fève de cacao était le fruit de l'exploitation humaine, mais ne pouvaient que continuer, pris eux-mêmes dans les rouages d'un système économique qui les dépassait.

Les visiteurs seraient aussi en droit de savoir que derrière les comptoirs de l'entrepôt, les livres de comptes recensaient méticuleusement les colossales sommes d'argent nourrissant la fortune des négociants, alors que les véritables artisans de cette richesse, les esclavisés, demeuraient invisibles dans ces calculs. 

Pourtant, à l’époque, de temps à autre, un passant curieux, ou bien un jeune commis nouvellement embauché ou encore le jeune avocat bordelais, Armand Gensonné, membre de La Société des Amis des Noirs, pouvaient apercevoir un détail, un signe discret de cette chaîne humaine invisible liant les plantations des colonies aux entrepôts chargés du blanchiment de leur labeur et aux salons feutrés de France et d'Europe : une tache de sang séché sur un sac, une insulte gravée sur le bois d'une caisse, des murmures évoquant la révolte d'esclavisés de la Guadeloupe face au rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte… Ces signes, s’ils étaient très rapidement effacés ou ignorés, n’en trahissaient pas moins la réalité brutale derrière les marchandises que le CAPC appelle encore « denrées coloniales ».

Aussi, dans l’ombre de ces épais murs, deux cents ans après, le CAPC continue de garder jalousement ses secrets, témoin muet d’une époque où la richesse et la prospérité d’un continent étaient construites sur l’exploitation impitoyable de millions de vies humaines dont l’invisibilisation n’a pas fini de nous étonner tout autant que les durables inégalités héritées.

Pendant que le Bicentenaire s’épuise dans ce précoce automne, la conscience sociale et militante bordelaise invite le public , lors des Journées européennes du Patrimoine, à s’installer Sur le Divan des Entrepôts Lainé pour lire une archive commerciale singulière, celle de la famille Lainé dans la gestion de sa plantation du Cap à Saint-Domingue de 1765. Une lecture partagée d’une correspondance édifiante à découvrir et à méditer.

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