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Et même le recours à une artiste afro-descendante, pour une exposition exceptionnelle à l’occasion de cet anniversaire, ne parvient pas à dissimuler l’impression de malaise que l’on ressent à la lecture des textes de communication de l’institution.
Enjeux mémoriels et civiques, la traite et l’esclavage des noirs sont non seulement reconnus comme des crimes contre l’humanité en France, mais encore plus sont l’objet de nombre de films et d’ouvrages. La société civile, les universitaires et l’école enseignent la réalité et les conséquences de cette pratique économico-barbare depuis une décennie. A Bordeaux, le Musée d’Aquitaine, depuis 2009, malgré quelques critiques légitimes, donne à voir une exposition permanente qui donne corps aux revendications militantes nées à la fin des années 90.
Pourquoi le lien entre l’esclavage et l’histoire du bâtiment qui abrite le musée d’art contemporain, ne peut être admis avec simplicité et spontanéité ? Pourquoi l’œuvre de vulgarisation artistique de l’histoire de la traite des noirs devrait continuer à en lisser les aspérités au point d’omettre de nommer explicitement le crime ? Sur un sujet comme celui d’un crime contre l’humanité, l’inaccessibilité et l’inintelligibilité calculées, qui semblent la marque de l’art conceptuel, ont t’elles leur place ? Est-ce une perception tronquée du passé du bâtiment qui fait reproduire les tabous d’hier ou une implicite conspiration du silence face aux remises en cause sociétales et au combat idéologique d’arrière-garde que l’extrême droite mène contre le supposé « wokisme »?
C’est que silence et déni viennent de loin. Comme honteuse de la genèse de sa prospérité, Bordeaux a fait le flou sur le roman de ses origines pendant plus de 150 ans.
Et la foule qui se pressait, tel que rapporté par le journal Sud-Ouest en 1984, à l’inauguration par le maire Jacques Chaban Delmas et le ministre Jack Lang, de ce lieu culturel dédié à l’art contemporain, au passé si lourd, n’avait aucune conscience de fouler un entrepôt de recel des produits d’un crime contre l’humanité. Bras dessus, bras dessous, l’intelligentsia frayait avec la jet-society bordelaise, tout en laissant la place à un public tenu ignorant des conditions de l’édification de cet ancien entrepôt de denrées coloniales : « Dans cette foule incroyable, on se cognait dans la même minute à Philippe Sollers, à son charcutier de quartier, à un ancien ministre de la Culture (Michel Guy), au conservateur du Stedelijk Museum d’Amsterdam, à une petite marchande de sapes du Vieux Bordeaux et à Azzedine Alaïa. »
Né en 1824, 24 ans avant l’abolition officielle de l’esclavage, l’Entrepôt réel des denrées coloniales est porté à bout de bras par le digne représentant d’une famille de colons esclavagistes de Saint-Domingue, Joseph-Henri-Joachim Lainé, seigneur de Laguloup (Saucats), dont il portera le nom jusqu’au déclin rendu inéluctable par la fin du système esclavagiste. Honoré aussi par la Place Lainé (à 10 mètres du musée, devant la Bourse Maritime), c’est un actif représentant du lobby des armateurs négriers qui s'opposa à l'interdiction de la traite négrière. En 1819, il ira jusqu’à faire annuler l'élection du député l’Abbé Grégoire, fervent défenseur de l’abolition de l’esclavage.
A l’époque où Bordeaux était « l’entrepôt de l’Europe », ses négociants, conscients de l’opportunité géographique que leur procurait la situation de leur port, avaient su dynamiser leur funeste commerce fondé sur « le bois d’ébène » en offrant aux navires anglais, hollandais et danois des infrastructures indispensables pour soulager leurs expéditions d’un voyage long et périlleux sur l’océan. Et nul ne pourrait comprendre les immenses volumes de l’actuel CAPC sans savoir que les marchandises coloniales, produites dans le contexte du dogme raciste et esclavagiste, n’étaient pas seulement destinées à la consommation locale mais à toute l’Europe, notamment du Nord.
La description qu’en donne le site internet du musée d’art contemporain ne serait qu’un morceau d’hypocrisie de plus s’il n’y avait une nouvelle génération de professionnels de l’institution (souvent des néo-bordelais supposés pourtant moins tributaires du persistant déni de la bourgeoisie locale) : « Avant la Révolution, le quartier des Chartrons est prospère. Les riches armateurs qui y siègent ont fait leur fortune dans le négoce et l’armement maritime. Certains ont monté des opérations de traite négrière très lucratives qui alimentaient les îles en main-d’œuvre. Les Bordelais retiraient des bénéfices considérables du commerce avec les Antilles, une des plus anciennes colonies françaises, et en particulier leur perle, Saint-Domingue. Le port bordelais importe le sucre, le café, le cacao, l’indigo, cultivés et récoltés à bon compte dans les habitations des îles par des esclaves enlevés à l’Afrique. Bordeaux sucrait l’Europe et réexportait ses denrées. »
Aujourd'hui encore, malgré l’évolution de la conscience collective locale et nationale, tout ce qui a trait au commerce du "bois d'ébène" et à son terrible avatar, le racisme, est enveloppé d’un voile prudemment posé sur les plaies vives des inégalités que l’on n’a su ni voir ni combattre, et qu’on sait encore moins nommer aujourd’hui.
En usant de mots insignifiants comme « négoce », « main d’œuvre », « récoltés à bon compte », le CAPC dévitalise la charge politique et mémorielle du sujet, omet de dire que l’activité coloniale qui a fait une bonne part de la prospérité de Bordeaux est un crime contre l’humanité et que c’est le racisme, conséquence idéologique du commerce des noirs, qui est à l’origine de sa propre création et d’une bonne partie de l'opulence de la ville.
L’invitation d’une artiste, présentée comme « afrodescendante », Kapwani Kiwanga, pour ce 50e anniversaire aurait pu être une occasion d’exorciser ce passé, de tourner définitivement la page du déni en mettant l’art contemporain au service de la vérité et de la réparation. Il n’en sera rien. Dans la vidéo de l’interview qu’elle accorde à Sandra Patron, la directrice du CAPC, intériorisant le silence et la gêne d’une commande soucieuse de ne pas déranger le bourgeois bordelais, l’artiste s’y livre « tout en retenu » en explications où l’on peine à percevoir son implication personnelle et le lien avec le lieu.
C’est que dès l’introduction de Retenue, le CAPC annonce la couleur en mettant en équivalence, en des termes si feutrés qu’on peine à y croire, le crime contre l’humanité et le lieu d’art : « Kapwani Kiwanga investira la grande Nef du musée pour un projet inédit pensé en relation avec l’histoire du lieu, qui était au XIXe siècle un Entrepôt de denrées coloniales pour devenir dès 1973 un des lieux de création contemporaine les plus emblématiques en France et à l’étranger. »
«Monumentalité », « présence de l’eau », « matériaux tangibles et intangibles » y décrivent Retenue de Kapwani Kiwanga, dont on a du mal à croire à l’utilité pour les enjeux d’avenir tout autant que pour la compréhension de ce qui s’est vraiment déroulé dans cet entrepôt, où le martyre des noir.e.s attendait sa conversion en espèces sonnantes et trébuchantes par l’entreprise capitalistique.
La « monumentalité », en effet indissociable de l’ampleur du système d’exploitation industrialisée des africains, « La plus grande tragédie de l'histoire humaine par son ampleur et sa durée » selon l’historien Jean-Michel Deveau, n’est pas seulement dans le bâtiment, mais surtout dans le système criminel qui l’a fourni pendant plusieurs siècles. « La présence de l’eau » n’est pas que « scories ». Comment entendre dans cette exposition la complainte de la Garonne, ce fleuve que les négociants bordelais trahiront pour sucer le sang des Africains et de leurs descendants ? « Matériaux tangibles et intangibles » que ces cordes si désespérément lisses, qui ne pendent personne, qui n’entravent personne dans la nef de l’ancien entrepôt des denrées coloniales. Comment y voir les centaines les millions d’Africain.e.s enchainé.e.s dans les cales des bateaux négriers ? Comment y apercevoir ces « strange fruit » se balançant sur les sentiers de Port-au-Prince, de Pointe-à-Pitre et du Mississipi ?
Pour se protéger, préserver le « roman bordelais » et continuer à divertir confortablement le public, le CAPC, fidèle à sa tradition, continue d’expulser de sa compréhension et de celle du public, la cruauté du système esclavagiste. Ceci explique, sûrement, que dans sa construction historique et identitaire, la ville ait toujours mis en avant le commerce en droiture, avec la vente de ses produits aux Antilles et aux Caraïbes, et l’importation de produits tels que le sucre, le cacao, le café, le rhum, etc. omettant que la fabrication de ces produits dépendait étroitement d’un système fait d’exploitation et de souffrance : celui de la Plantation.
L’institution d’art contemporain a ainsi établi une mémoire oublieuse, parcellaire et partielle, en rayant tout un pan de l’histoire, la réalité de l’exploitation, de l’esclavage, de la colonisation et du racisme, dont l’un des décors est l’entrepôt de denrées coloniales. Un lieu de recel de produits issus d’un crime contre l’humanité dont l’histoire officielle transmise par le musée d’art contemporain ne garde que l’aspect commercial et économique en omettant délibérément le côté humain et douloureux.
Ces 50 ans du CAPC, bien plus que l’espérance de vie des esclaves sur les plantations (10 ans pour les Bossales à 40 ans max pour les Créoles), auraient dû être une occasion importante de représentation artistique contemporaine susceptible de commémorer les souffrances passées tout en éduquant les générations futures sur cette sombre période de l'histoire.
D’abord on aurait pu imaginer un Mémorial interactif où le public est associé par des espaces multimédias (photos, vidéos et enregistrements) représentatifs des conditions de productions des denrées coloniales qui ont fait la prospérité du lieu et ainsi donner vie aux histoires des personnes mises en esclavage.
Une autre idée respectueuse aurait été d’aménager un espace, un lieu de recueillement, une sorte de Plantation coloniale, avec des sculptures, des bancs et des éléments naturels où les visiteurs peuvent réfléchir et méditer sur l'histoire de l'esclavage. Des plaques commémoratives pourraient y être placées pour honorer les victimes de l'esclavage et rappeler leur humanité. L’actualité des produits entreposés, nés de l’entreprise colonialiste aux origines de l’extractivisme capitalistique, peut ainsi être l’occasion d’un discours critique sur les phénomènes d’exploitation, de mépris des droits humains, de saccage de l’environnement, tout autant que sur la société de consommation et les addictions sanitaires que posent le sucre, le tabac, etc.
Et enfin l’implication de la communauté locale, en particulier les acteurs de la mémoire et les descendants d'esclavisé.e.s, dans la conception et la réalisation de l'œuvre artistique. Leur contribution peut garantir une narration multiple et que les perspectives et les expériences des personnes concernées soient correctement représentées.
La représentation artistique, même d’art conceptuel, de l'histoire d’un entrepôt né d’un crime contre l’humanité doit être sensible, respectueuse et précise. L'objectif doit être de reconnaitre de façon explicite les conditions particulières de l’édification du lieu, de rendre hommage aux victimes de l'esclavage, d'éduquer le public et de promouvoir la réflexion sur les injustices passées et présentes.